La concurrence ethnographique : dire la mémoire à Villeurbanne
Résumé
La condition de toute description est l’accord tacite sur l’existence d’un monde ontologiquement objectif : monde brut, concret, qui est là, était là, et sera là quoiqu’on en dise. Cette croyance se réactualise par l’ethnographie et ses langages, langages qui possèderaient une capacité à être proprement réalistes. Alors que l’on peut produire des énoncés métaphoriques, rhétoriques, ésotériques, l’ethnographie, elle, est censée produire du sens littéral en construisant ses propositions avec une précision méthodique. Idéalement, elle s’arrête lorsque son mot correspond à la chose : la clôture du texte correspond à une clôture de la réflexion, lorsque ce qui est dit va de soi, sans aucun litige.
Dans le cadre de ma thèse j’avais entrepris l’ethnographie d’un territoire (Villeurbanne) en vue d’y trouver des « lieux de mémoire ». J’ai accumulé des tas de photographies, rempli des carnets de notes, dressé de lourds index. Mais au fil des mois passés sur le terrain au contact quotidien des faiseurs de mémoire, j’ai dû admettre mon incapacité à décrire les choses correctement pour une raison fondamentale : j’étais, déjà, incapable de les voir. Là où je voyais une maison, d’autres voyaient la villa d’un résistant ; là où j’avais vu une pierre, ils voyaient une borne hectométrique ; là où je voyais un arbre, ils voyaient un ginkgo biloba. Prenant la mesure de mon ignorance, m’apercevant que mon travail n’était qu’un parmi ceux déjà engagés par les ethnographes locaux, j’ai troqué ma naïveté (« je vais faire une ethnographie des lieux de mémoire ») contre un nouveau regard consistant à ethnographier les ethnographes. Comment ces gens produisent-ils leurs descriptions ? Comment m'apprenaient-ils, à moi, l'aveugle, ce qu'il fallait voir comme "mémoire" ?