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Ouvrages Année : 2016

les intentions de la citation

Sandrine Coin-Longeray
  • Fonction : Directeur scientifique
  • PersonId : 1029542
Sylvain Trousselard

Résumé

Dans la continuité des travaux antérieurs de la Structure Fédérative de Recherche ALLHiS consacrés à la notion de « vérité » des sources, à celle des « détournements » du texte et, plus largement, à la « réécriture », nous avons travaillé en 2013 sur la notion de « circulation textuelle » qui a donné lieu à une journée d’étude (Cahiers d’ALLHiS n°3). Notre travail a abouti naturellement à la question des « intentions », des « objectifs » de la citation, comme source. Il s’agit d’une notion floue selon qu’elle s’applique aux différents domaines de la littérature et des sciences sociales. L’objectif de nos rencontres est donc précisément de mettre en commun des pratiques, des lectures, des analyses entre différents domaines de recherche, car c’est grâce à ces approches clivées que nous parvenons bien souvent à découvrir de nouvelles perspectives de recherches ou d’approches de nos objets d’étude propres. Une journée consacrée aux doctorants et jeunes chercheurs est toujours l’occasion de trouver un regard neuf sur les objets de nos recherches, de voir à travers les analyses menées, comment s’articule la citation et nous donner à voir d’autres champs possibles, compossibles, face à nos propres recherches. Cette rencontre, qui a eu lieu en octobre 2015, montre, démontre et démonter les mécanismes mis en place dans les textes autour des objectifs de la citation, de ses intentions réelles, explicites ou cachées. La citation recouvre un espace d’investigation fort large, bien trop grand pour qu’il soit possible d’en cerner ici tous les aspects et toutes les nuances. Mais deux grandes lignes apparaissent immédiatement à nos yeux : la citation explicite et de la citation implicite. Cette dernière peut à son tour s’articuler de multiples manières en citation cachée, volontairement ou non. S’agit-il d’une volonté de la part de l’auteur que de parsemer son texte d’éléments extratextuels voilés que certains pourront déceler, voire décoder, pour une lecture stratifiée, ou d’une citation involontaire qu’on pourra aisément lier, par exemple, à la notion de réminiscence ? On aborde dès lors ici le domaine plus large de l’intertextualité, de la relation entre les textes, quelle que soit sa nature. Dans notre cas, il s’agit d’aborder la citation dans la fonction qu’elle revêt, dans le travail parallèle établi par l’auteur pour donner à voir à son lecteur, ou à son public en général, d’autres éléments qu’il n’aura pas jugé opportun de citer in extenso. Cette fonction de la citation pourra à son tour se décliner de diverses manières, comme un exempla, ou alors comme la caution intellectuelle recherchée par un auteur afin de se placer dans le sillage d’autres auteurs faisant autorité et ce sera dès lors la notion d’auctoritas qui devra être abordée. Face à une stratégie argumentative claire, il s’agit de déceler également la citation qui vient enrichir un discours, relevant de l’ornementatio, pour agrémenter le texte d’éléments extérieurs et dont le but est de mettre en place un métadiscours. Enfin, la citation peut faire l’objet d’un autre traitement, être le résultat discursif d’un hypertexte donné : il ne s’agit pas dès lors de citer un auteur ou une oeuvre spécifique, mais de citer l’hypertexte qui les caractérise, un résultat dont le pastiche pourrait être une des illustrations. Nous pouvons enfin élargir le propos à la notion de circulation puisque la citation en est un des éléments et constitue bien souvent la richesse des textes. C’est en effet, l’empilement des textes qui donne à voir leur diffusion à travers un espace donné, temporel ou géographique. De ce point de vue, la citation relève explicitement de la transmission et c’est précisément sur ce socle que se construit, s’élabore, toute une création, artistique ou non, qui s’enrichit des textes antérieurs donnant lieu à de nouveaux topoi ou de nouveaux genres. La transmission, la circulation deviennent ainsi source de création et d’inspiration pour les auteurs. En guise d’introduction, Marìa J. Ortega Manez montre comment, dans le cadre de sa République, concernant en particulier la « manière de dire » des poètes (lexis), Platon marque une distinction entre le mode diégétique simple, quand l’auteur parle en son propre nom, et le récit par mimésis, où l’auteur prend la parole d’un de ses personnages. Ce « récit par imitation » (diégesis dia miméseos) définit en fait une pratique énonciative qui, à quelques différences près, correspond à ce que nous entendons par citation. L’idée de citation est abordée par le biais de la traduction espagnole de citation, « cita », d’où le verbe « citar », depuis le sens courant de « donner rendez-vous », jusqu’au sens technique de la tauromachie, (l’acte d’appeler ou de provoquer la charge du taureau, début de toute suerte). Le point de convergence des deux est la convocation d’un tiers (auteur cité ou taureau) et surtout la tromperie (l’auteur n’assume plus son propos et se cache derrière un autre, comme le torero derrière sa muleta) . La transversalité de l’approche (philosophique, sémantique, tauromachique) permet de l’émergence d’éléments théoriques et pratiques essentiels à une certaine idée de la citation. Alexandre Johnston rapproche la parodos d’Antigone et le neuvième Péan de Pindare (fr. 52k Snell-Maehler) qui s’ouvrent tous deux sur une remarquable invocation du soleil (S. Ant. 100, P. Pa.9.1), et montre comment la citation pindarique, chez Sophocle, active tout un contexte poétique (impuissance humaine et anxiété devant une éclipse de soleil, mais aussi espoir envers les dieux, et surtout genre du péan qui est un chant de victoire), que le tragédien à la fois utilise et détourne pour son propre objectif, et notamment pour le contexte socio-historique proprement athénien de la guerre contre Thèbes. Au sein de ce « festin de citation » que consitue le Deipnosophistes d’Athénée de Naucratis, l’auteur Ion de Chios (qui ne nous est connu que par citations) occupe une place à part, comme le montre Lisa Roques : les citations constituent des références partagées par l’ensemble des banqueteurs et participent de la création d’un dialogue entre les auteurs cités qui vient doubler le dialogue des personnages citant ; mais c’est surtout l’intérêt d’Athénée pour les pratiques du symposium que servent les citations d’Ion en apportant une illustration, une démonstration ou au contraire un contrepoint dans le cadre d’une accumulation d’exemples sur un sujet donné. Comme Ion de Chios, l’auteur latin Lucilius, inventeur de la satire, n’est connu que par les citations, notamment celle de Varon dans le De lingua Latina. Sarah Gaucher s’interroge sur la façon dont l’auteur satirique et cité, en comparaison avec l’auteur comique Plaute, et nous montre que si le grammairien latin semble faire une distinction entre le genre satirique (plus « noble » et uniquement écrit) et le genre comique (qui relève de la performance), les deux auteurs sont cependant réunis chez Varon par un même intérêt pour les realia et permettent d’éclairer certains termes du latin vulgaire. Georgia Kolovou étudie ensuite le Commentaire sur l’Iliade d’Eustathe de Thessalonique et montre que l’auteur effectue en fait un choix et d’une compilation d’extraits de commentaires sur Homère qui constituent une sorte d’anthologie et servent aussi à créer un nouveau commentaire autonome et indépendant sur le texte homérique, en utilisant également les trois poètes tragiques qui jouent un rôle dominant dans le commentaire byzantin sur l’Iliade. Les citations sont des exemples qui appuient des gloses surtout linguistiques, mais peuvent aussi avoir fonction d’argument ou d’autorité, et jouent souvent les trois rôles à la fois, selon un objectif avant tout pédagogique. Objectif pédagogique qui est aussi celui de Fray Luis de León, dans son ouvrage Les Noms du Christ qui mêlent citations profanes et sacrées dans le but de rendre accessible la Bible et les classiques latins. Marion Vidal étudie la manière dont l’auteur crée, sou forme d’un dialogue, un incroyable enchevêtrement de citations, qui vont de la brève traduction littérale d’un verset biblique à l’amplificatio en prose, en passant par la paraphrase en vers de psaumes entiers, le tout avec une grande souplesse dans les répliques des trois personnages. On aboutit ainsi à une œuvre très particulière, fiction bâtie à partir d’autres textes, selon une logique qui n’est pas sans rappeler celle du centon. Beaucoup plus politique et polémique est l’usage de la citation dans El machiavelismo degollado du jésuite franc-comtois Claude Clément (1596-1642). Olivier Jouffroy montre comment l’auteur construit un vaste réseau citationnel, à travers l’espace et le temps, de références chrétiennes pour combattre la pensée de Machiavel (sans jamais le citer lui !). Outre leur fonction polémique, les citations ont fonction de protection contre d’éventuelles attaques doctrinaires ; en outre, leur longueur et leur abondance finissent par créer une véritable polyphonie, avec de faux dialogues où la citation finit par faire œuvre de fiction. Flora Champy nous montre enfin comment Rousseau, tout en refusant l’usage scolastique de la citation, se réapproprie cependant la pratique de façon originale : dans la radicale nouveauté de sa pensée politique, il récuse les arguments d’autorité autant que d’ornementation pour un usage « raisonné » de la citation, qui ne prend en compte que la matière, son adaptation à son propos, a vérité. À la lumière de toutes ces études, la constatation qui s’impose est l’infinie variété des intentions de la citation : au-delà des catégories traditionnelles de l’exempla, de l’auctoritas et de l’ornementatio, la citation sert aussi à surprendre, à dissimuler comme à révéler, à protéger et surtout à convoquer sous une forme brève une autre pensée, tout un autre univers conceptuel ou fictionnel avec toute sa complexité et ses connotations. Cette variété se montre aussi dans les différents modes d’insertion des citations dans l’œuvre, qui font preuve d’une liberté qui aboutit paradoxalement à faire de la citation un des moyens de créativité poétique, politique ou philosophique.
Fichier non déposé

Dates et versions

hal-01755244 , version 1 (30-03-2018)

Identifiants

  • HAL Id : hal-01755244 , version 1

Citer

Sandrine Coin-Longeray, Sylvain Trousselard (Dir.). les intentions de la citation: les Cahiers d'Allhis n° 4. Les Chemins de Tr@verses, 4, 2016, Les Cahiers d'Allhis, Sylvain Trousselard, 978-2-313-005705 (numérique) 978-2-313-005712 (papier). ⟨hal-01755244⟩
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