Ce que le marché fait à l'agriculture biologique (et réciproquement)
Résumé
Cette communication présente les principaux résultats d'une thèse de sociologie économique consacrée à la production et à la commercialisation de la viande bovine biologique en France (Anzalone, 2012). Notre analyse se fonde sur une enquête menée dans les régions de l'Ouest et du Sud-Ouest auprès des différents acteurs de ce secteur d'activité : agriculteurs, groupements de producteurs, entreprises de transformation, distributeurs, organisations professionnelles et syndicales. Le corpus de données a été constitué à partir d'entretiens semi-directifs, dont certains ont été effectués en situation d'observation, et du recueil de documents soit à usage interne soit destinés au public. Il a été complété par une analyse documentaire (presse, documents professionnels, rapports et autres types de littérature grise) conduite sur l'organisation du secteur de la viande bovine dans le centre de la France. Cette recherche explore la question de la marchandisation définie comme l’ensemble des processus par lesquels un produit est objectivé et apprécié de manière à pouvoir être échangé indépendamment des relations personnelles existant entre le vendeur et l’acheteur (Eymard-Duvernay, 1986; Testart, 2001; Weber, 2000). Dans ce cadre, il s'agit de comprendre comment des valeurs non économiques peuvent être prises en compte dans l'activité marchande.
Les acteurs du monde biologique cherchent en effet à concrétiser le projet de société qu'ils défendent dans le cadre de l'activité économique. Pour cette raison, la production et la commercialisation des produits issus de l'agriculture biologique mettent à l'épreuve notre appréhension des processus de marchandisation. Si ceux-ci reposent sur la définition de l'équivalence du bien échangé et la mise entre parenthèses des caractéristiques sociales des acteurs, il faut alors expliquer comment ils peuvent s'appliquer à des produits définis non pas par leurs caractéristiques propres mais par les propriétés sociales et politiques de leur circulation. En effet, la qualification des produits biologiques ne porte pas sur le produit en lui-même mais sur son mode de production. De plus, celui-ci contient des éléments qui relèvent à la fois des domaines agronomique, économique, mais aussi social et politique, voire philosophique ou ésotérique ; il soutient un projet idéologique dans le sens où il propose un modèle d'agriculture et plus largement un modèle de société. Le cas de la viande issue de l'agriculture biologique nous amène ainsi à nous demander comment un tel ensemble de caractéristiques peut circuler à travers des échanges marchands. Comment l'agriculture biologique s'inscrit-elle dans l'activité économique, de la production à la distribution en passant par la transformation ? Nous montrerons dans cette communication que le développement de l'agriculture biologique s'appuie sur des dispositifs marchands mis en œuvre par les pouvoirs publics et s'accompagne de sa normalisation. Au-delà de ce point, qui décrit ce que le marché fait à l’agriculture biologique, nous montrerons également que les acteurs biologiques cherchent à étendre la définition de la viande biologique du produit jusqu'aux rôles sociaux des acteurs et aux relations qu'ils entretiennent dans le cadre de sa circulation. En promouvant des formes marchandes spécifiques telles que les circuits courts ou les réseaux spécialisés, ils participent ainsi à la différenciation et à la hiérarchisation morale de circuits économiques qui sont pourtant fortement imbriqués dans le cas de la viande biologique.