La Fabrique Communautaire. Les Grecs à Venise, Livourne et Marseille, v.1770-v.1830 - Archive ouverte HAL Accéder directement au contenu
Thèse Année : 2010

The Making of Community. Greeks in Venice, Livorno and Marseille, c.1770-c.1830

La Fabrique Communautaire. Les Grecs à Venise, Livourne et Marseille, v.1770-v.1830

Mathieu Grenet

Résumé

The point of departure for this dissertation is a historical, epistemological and methodological discussion of the notion of “community”. Based on a comparative approach to the three cases of the Greeks in Venice, Livorno and Marseilles from the age of the “Greek Enlightenment” (c. 1770) up until the birth of an independent Neohellenic state (1830), this study aims to challenge the conventional image of early modern foreign communities as homogeneous and inclusive groups, by rendering the complex, diverse, and often contradictory trajectories of groups and individuals that formed what we know as “the Greek Diaspora”. Paying special attention to issues such as the administrative control of the migrants, the collective uses of urban space, and the sharing of socio-cultural practices, it reconstructs the multi-layered background that supported the expression of communal identities among the Greeks in Venice, Livorno and Marseilles. By recasting the three cases under scrutiny within the wider context of the many connections and relations that existed among them, the dissertation stresses the ways in which the entanglement of mercantile, migratory and family networks came to “shape” the Greek Diaspora as a space both physical and socio-symbolical. Conversely, and in a micro-historical perspective, it also analyses the role played by the “communal institutions” (namely the Greek-Orthodox churches and brotherhoods) in shaping collective identities and governing plural and heterogeneous social groups, as well as the many types of reaction and resistance to this progressive “institutionalisation” of community life. Lastly, a case-study on the ambiguous involvement of the Greeks in Venice, Livorno and Marseilles in the Greek war of independence (1821-1830), sheds light on the complex issue of the “patriotism of the expatriates”, and argues for an essential distinction between the making of communal identity, and that of national (or even “proto-national”) consciousness.
Ce travail se présente comme une enquête sur la « communauté », entendue à la fois comme construction socioculturelle et comme catégorie d’analyse. L’armature théorique et méthodologique de l’étude repose sur l’articulation dialectique entre ces deux grilles de lectures. D’une part, une analyse historique et contextualisée d’un « fait communautaire » entendu à la fois comme groupe social, comme corps juridico-politique, comme ensemble de pratiques sociales et culturelles, et comme construction politique et symbolique. D’autre part, une discussion critique des outils et méthodes de la recherche autour de la question de la communauté, qui apparaît comme indissociable d’une réflexion plus large – et transdisciplinaire – sur la nature du lien social. L’observatoire choisi est celui des colonies grecques de Venise, Livourne et Marseille, depuis les années 1770 (marquées par l’émergence d’une « bourgeoisie commerciale grecque » particulièrement active dans le contexte de la diaspora), jusqu’à l’indépendance de l’Etat néohellénique en 1830. Reprenant une périodisation classique de l’historiographie grecque moderne, ce découpage chronologique propose d’en discuter de l’intérieur la pertinence et la cohérence. Il s’agit ainsi de saisir les continuités du phénomène communautaire grec par-delà les ruptures politiques classiques de l’histoire grecque moderne (par exemple en incluant dans la période étudiée la guerre d’indépendance grecque et l’émergence consécutive d’un Etat-nation hellénique), et ce pour mieux débusquer et interroger les impensés des constructions historiographiques non seulement antérieures, mais aussi actuelles, des objets étudiés (ainsi de la diaspora grecque comme « laboratoire » de l’indépendance hellénique à venir). Le régime de la comparaison constitue ici une proposition méthodologique face à l’alternative classique entre l’étude d’une diaspora dans son ensemble, et celle d’une communauté en particulier. La multiplication des points d’observation sur le phénomène diasporique permet en effet de contourner l’obstacle d’une irréductibilité des approches macro et micro, tout en saisissant une partie des flux et des mouvements qui structurent l’espace diasporique et lie les communautés les unes aux autres. Elle permet aussi de poser au centre du questionnement le problème des frontières des groupes étudiés, en pointant la labilité des catégories comme des définitions, et donc de révoquer les modèles logiques abstraits et totalisants, pour interroger les relations et les identités sous un angle praxéologique. Première partie – Présence Longtemps perçue au prisme d’une dialectique du même et de l’autre, la présence étrangère dans les villes d’Europe moderne est une réalité historique complexe, dont l’analyse nécessite de s’affranchir d’une lecture à la fois homogénéisante et inclusive des groupes étudiés. Les Grecs de Venise, Livourne et Marseille forment ainsi des groupes («colonies», «nations» ou «communautés») que caractérise une profonde hétérogénéité ethnique, religieuse, sociale et culturelle. Le présent travail pose donc de manière constitutive la question d’une « grécité » qu’il convient d’analyser à l’aune de cette essentielle diversité (chapitre 1). De fait, et malgré la prégnance, dans le cas grec, d’une veine historiographique dite « nationale » faisant la part belle à une lecture essentialiste des identités individuelles et collectives, c’est en vain que l’on chercherait à définir la « grécité » sur la base d’un seul critère (qu’il soit ethnique, religieux ou linguistique), pas plus que sur celle d’une combinaison déterminée entre plusieurs d’entre eux. Au milieu du XVIIIe siècle, la « grécité » est aussi affaire de liens familiaux dans et hors de l’Empire ottoman, de statut social (dans l’espace balkaniques, « grec » est souvent synonyme de « marchand », quelque soit l’origine ethnique des personnes concernées) ou encore d’allégeance politique (les sujets orthodoxes du sultan, de Venise et de l’Empereur se disputent ainsi le titre de « Grecs »). L’étude démographique des groupes étudiés vient prolonger l’analyse précédente, à travers une critique génétique des sources traditionnelles de ce champ que l’historiographie anglo-américaine a consacré sous l’expression de community studies (chap. 2). Si les administrations vénitienne, livournaise et marseillaise qualifient souvent de «grecques» des populations très diverses (marchands balkaniques, marins égéens, arabophones catholiques de rite oriental, Juifs de Crète, etc.), leurs archives témoignent aussi d’une appréhension croissante des différences sociales et économiques qui parcourent ces groupes. Quant aux archives des institutions telles que les églises ou les confraternités grecques-orthodoxes des trois villes étudiées, elles témoignent d’un progressif « resserrement identitaire » au cours de la période étudiée, resserrement qui non seulement se joue autour du critère religieux (une quasi tautologie, au vu de la nature des sources utilisées), mais s’appuie aussi sur une lecture toujours plus « ethniciste » de la question identitaire. Dernier axe d’analyse de la présence grecque à Venise, Livourne et Marseille, l’étude de la composition sociale de ces trois groupes permet de proposer trois clefs de lecture du phénomène communautaire grec (chapitre 3). La première est la nécessité de repenser la pertinence analytique et méthodologique de concepts tels que « communauté marchande » ou « diaspora commerciale », dont l’usage indiscriminé escamote au regard de l’historien l’hétérogénéité sociale et économique des groupes étudiés. La seconde est l’importance démographique, sociale et politique d’une « population flottante » principalement constituée de marins et de capitaines, dont la présence parfois massive vient périodiquement perturber les relations entre populations locales et étrangères, ainsi que les fragiles équilibres internes propres à chaque communauté grecque. La troisième clef de lecture concerne le rôle capital joué par les femmes dans la vie socio-culturelle comme dans l’économie sexuelle de communautés majoritairement masculines – un rôle dont il conviendrait d’approfondir l’examen, à la lumière des archives privées que (par souci de conserver une nécessaire comparabilité entre les cas étudiés) le présent travail n’utilise que marginalement. Deuxième partie – Espace Irréductible à une simple « présence », le phénomène communautaire est étroitement lié à la problématique de la mobilité des populations étrangères – et ce a fortiori dans le cas grec, si profondément marqué par la question diasporique. Cette tension essentielle entre mobilités et présence est ici appréhendée dans une perspective à la fois comparatiste et multi-scalaire, propre à restituer les interactions entre les deux grands types d’espace que sont d’une part, celui de la diaspora grecque dans son ensemble, et d’autre part, celui des trois villes étudiées. La diaspora grecque constitue ainsi un espace physique et socio-symbolique à la fois situé (dans une multiplicité de lieux) et mouvant, animé par d’incessantes circulations et de multiples formes de mobilités, ainsi que par la constante interaction des différents types de réseaux qui le structurent – familiaux, professionnels, migratoires, etc. (chapitre 4). Constamment recomposé, cet espace est aussi fortement hétérogène, différentiel, polarisé et hiérarchisé: c’est par exemple ce dont témoignent des indices aussi divers que le volume des échanges entre maisons les de commerce grecques de la diaspora, les tirages de livres en langue grecque moderne issus des presses de Vienne ou de Venise, ou encore la correspondance de l’intellectuel grec Adamantios Koraïs (1748-1833), qui travaille depuis Paris à l’éducation de ses « compatriotes » disséminés dans l’Europe entière. L’adoption d’une perspective transnationale pose à son tour la question du multiculturalisme des société vénitienne, livournaise et marseillaise au tournant des XVIIIe et XIXe siècles. De fait, l’élite marchande grecque de ces trois villes participe d’un « cosmopolitisme » qui s’exprime à travers le partage de certaines pratiques sociales et valeurs culturelles. En vertu d’un paradoxe qui n’est ici qu’apparent, ce «cosmopolitisme» s’accompagne pourtant d’un attachement de plus en plus nettement affirmé de ces mêmes élites à une identité communautaire grecque définie de manière étroitement locale. L’analyse des usages collectifs de l’espace urbain vient éclairer certains enjeux cruciaux de ce rapport entre localité et identité (chapitre 5). Tout d’abord, l’étude des mobilités intra-urbaines comme des mécanismes d’assignation socio-spatiale, permet de nuancer une approche souvent trop figée de la présence étrangère dans la ville moderne. A l’inverse, une approche historicisée de la constitution des « quartiers grecs » de Venise, Livourne et Marseille, témoigne de l’importance du rôle que jouent certains bâtiments et lieux « communautaires » (les églises grecque-orthodoxe et grecque-catholique, mais aussi la confraternité ou l’association laïque, le cimetière ou encore l’hôpital grecs) dans le processus de territorialisation de la présence grecque dans chacune de ces trois villes. Territorialisation de la présence, mais aussi de l’identité grecque : c’est ce que permet de dévoiler l’étude des formes d’investissement matériel et symbolique de l’espace urbain, telles que les processions funéraires, les fêtes religieuses, ou encore l’usage des cloches. A travers ces manifestations d’appropriation et de marquage de l’espace urbain se dessinent en effet des stratégies d’affirmation et de négociation de l’identité communautaire grecque. Et si à Marseille le « territoire de la communauté » semble rester cantonné aux quatre murs de l’église grecque-orthodoxe, il tend à investir l’espace public à Livourne comme à Venise, où les stratégies de marquage et d’inscription dans le tissu urbain débouchent sur de nombreux « conflits d’espace » avec les autorités et les populations locales. Troisième partie – Communauté Partant du constat d’une double inscription spatiale à la fois collective et individuelle des Grecs de Venise, Livourne et Marseille, l’étude s’oriente vers une analyse des mécanismes de constitution et d’entretien du «lien communautaire» parmi ces groupes, en se concentrant principalement sur la composante orthodoxe de ces derniers. Dans un premier temps, l’accent est mis sur le rôle et la centralité dans ce processus de certaines institutions, dont les archives ont fait l’objet d’une étude systématique (chapitre 6). Tel est notamment le cas des confraternités (ou confréries) et des églises grecques-orthodoxes, dont la centralité au sein du dispositif communautaire grec s’accroit tout au long de la période étudiée. Capitalisant sur leurs fonctions de « vitrines » de la présence grecque et d’interlocutrices des autorités locales dans chacune des trois villes, ces institutions opèrent en effet comme des organes de « gouvernance communautaire » : se dotant de représentants élus, elles déploient une activité essentiellement centré sur le triptyque culte-éducation- charité. Du fait de son engagement actif dans leur financement tant du culte orthodoxe que de l’enseignement de la langue grecque et des activités caritatives, l’élite commerciale grecque en vient rapidement à exercer un contrôle sans partage sur ces institutions, qu’elle utilise pour asseoir sa domination sociale et « politique » sur le reste de la communauté. Pour linéaire qu’il paraisse, ce processus ne va pourtant pas sans heurts, comme en témoignent les nombreuses résistances et conflits intracommunautaires qui émergent alors (chapitre 7). Qu’il s’agisse de contestations de la suprématie de l’élite négociante, de remises en cause de l’autonomie dont jouissent les prêtres orthodoxes, ou encore de formes d’insoumission face à la graduelle institutionnalisation de la donne communautaire, ces manifestations viennent remettre en question l’imagerie d’Epinal de communautés étrangères homogènes et harmonieuses. Elles permettent aussi de pointer l’existence de définitions concurrentes de la « grécité » jusque dans les premières décennies du XIXe siècle, et donc d’offrir une alternative à l’analyse classique faisant de l’expérience communautaire et diasporique un « laboratoire » du futur projet national grec. Bien plus que sur la base d’un hypothétique « proto-nationalisme » partagé par l’ensemble de la diaspora, la cohésion des groupes étudiés semble en effet s’articuler, à l’échelle micro, autour d’une multitude de solidarités régionales, d’alliances familiales, de partenariats commerciaux, ou encore de pratiques de voisinage. Pour important qu’il soit dans la structuration des identités individuelles et collectives, l’attachement à ces formes de solidarité cohabite pourtant avec la progressive affirmation d’un sentiment d’appartenance à une « grécité » dont la définition se révèle tout à la fois très large et profondément contradictoire. L’épisode de la guerre d’indépendance grecque (1821-1830) constitue à cet égard un observatoire unique sur ce phénomène, en ce qu’il permet d’observer les Grecs de la diaspora aux prises avec l’émergence d’un Etat-nation qu’ils sont appelés à reconnaitre comme « leur » (chapitre 8). Ainsi, alors que le conflit lui-même est loin d’emporter le soutien unanime des Grecs de Venise, Livourne et Marseille, la progressive intégration juridique, politique et sociale de ces populations dans le nouvel Etat néohellénique vient soulever une série de résistances et de conflits, qui témoignent du fait que le processus de formation identitaire qui s’est opéré durant les décennies précédentes au sein des communautés grecques de la diaspora, ne saurait simplement se « dissoudre » dans une « conscience nationale » aux enjeux et contours encore très incertains.
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Citer

Mathieu Grenet. La Fabrique Communautaire. Les Grecs à Venise, Livourne et Marseille, v.1770-v.1830. Sciences de l'Homme et Société. Institut Universitaire Européen de Florence, 2010. Français. ⟨NNT : ⟩. ⟨tel-01075724⟩

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