L’hallucination comme désir de réalité. La mélancolie de Soutine entre réalisme et utopie
Résumé
Je commencerai mon intervention par une courte analyse de la question qui lie le phénomène de la mélancolie dite « naturelle » à la figure du génie en « occident ». Cette analyse nous offrira des éléments pour comprendre les caractéristiques fondamentales de la mélancolie du génie :
- En premier lieu, dans le cas du génie mélancolique, « l’âme se fortifie quand le corps s’affaiblit ». Le grand effort intellectuel des mélancoliques cause une disproportion excessive des équilibres des humeurs, qui produit par la suite une prostration physique ;
- Les mélancoliques possèdent une « imagination ravagée ». Depuis Aristote on sait que les esprits géniaux sont « enclins à suivre l'imagination », fait qui les transporte vers la conception d'une réalité imaginaire et hallucinée, parfois prophétique ; - L’ambivalence représente l’un des traits fondamentaux de la mélancolie, qui se découvre à la fois une ressource primaire du génie et une raison du désir d'autodestruction. Romano Guardini parle à ce sujet d’une « bonne » et d'une « mauvaise » mélancolie : la première forme « est une invitation effective et constante à accueillir dans sa vie personnelle l’infini qu’elle peut contenir», tandis que la seconde amène le mélancolique « jusqu’à la perte de l’espérance ». À la lumière de ces considérations, j'essaierai d'esquisser les traits de la mélancolie de Chaïm Soutine à travers l'analyse de son œuvre picturale et de sa biographie d'artiste. Sa biographie d'abord. Soutine ne nous a laissé aucune autobiographie, et le peu de témoignages qu'on possède convergent sur le fait de le décrire comme une personne extrêmement solitaire, susceptible, introvertie, mélancolique. Pauvre immigré en France d’origine lituanienne, Soutine a également souffert pendant une grande partie de sa vie de la faim, et d’intenses problèmes d'estomac l'ont accompagné jusqu'à la fin de ses jours. Ses problèmes physiques n'ont pas entravé sa veine créative, mais au contraire, ont joué un rôle fondamental dans la conception de ses hallucinations visuelles. Mais c'est surtout grâce à l'analyse de ses tableaux que la proximité avec le génie mélancolique devient frappante. L'ambivalence de ses œuvres picturales est, à cet égard, exemplaire. La dualité qui traverse les œuvres de Soutine ne revient pas seulement à la dichotomie religion/athéisme évoquée par Elie Faure dans sa biographie du peintre. La réalité hallucinée de son art semble suspendue entre deux abysses : d'une part un hyper réalisme le conduit vers une accentuation exaspérée des conditions misérables de l'existence de ses sujets, de l'autre part, un hyper romantisme forge son style passionné et intense, la tonalité vive de son « Rouge Soutine », et la ferveur accablante de son inspiration. C'est une utopie du sentiment qui se détache du fond gris du réalisme « soutinien », un désir de réalité qui rend unique la forme de ses hallucinations.