Le combinatorialisme et le réalisme nomologique
sont-ils compatibles ?
Max Kistler
Institut Jean Nicod (CNRS) et Université Paris X-Nanterre
Cet article a pour but d'examiner la compatibilité de
deux théories métaphysiques attractives : le réalisme à l'égard des lois de la
nature, doctrine que j'appellerai "réalisme nomologique", ou
simplement "Réalisme", et la théorie combinatoire de la possibilité,
doctrine désormais appelée "combinatorialisme". A la fin, la réponse
sera négative : dès lors qu'on épouse l'une de ces doctrines, la cohérence
exige qu'on abandonne ou du moins modifie l'autre de manière substantielle.
1 Combinatorialisme et réalisme nomologique
Selon la thèse fondamentale qui caractérise les
théories réalistes des lois de la nature, la différence entre les régularités
nomiques[1] (telles que le fait que régulièrement, au niveau de mer, la glace fond
à une température de 0°C) et les régularités accidentelles (telles que toutes
les pièces de monnaie que j'ai dans ma poche aujourd'hui sont d'argent) possède
un fondement réel. Dans le cas des régularités nomiques, le réaliste fait
l'hypothèse qu'il existe quelque chose de réel qui fait en sorte que chaque
nouvelle instance de l'antécédent de la loi est suivie d'une instance du
conséquent. En revanche, juger qu'une régularité est accidentelle revient à
juger qu'elle n'a aucun fondement sous-jacent. L'absence de fondement réel de
la régularité explique en particulier pourquoi à n'importe quel moment, des
contre-instances peuvent se manifester où l'instance de l'antécédent n'est
suivie d'aucune instance du conséquent. Dans la version du Réalisme défendue
par Dretske (1977), Tooley (1977; 1987) et Armstrong (1983), l'entité postulée
afin d'expliquer l'origine des régularités nomiques est une relation entre
universaux. Selon cette théorie, la loi elle-même qui est identifiée avec une
relation entre universaux, est distinguée de la régularité que la loi engendre
sur le niveau des états de choses particuliers. Le point crucial pour notre
objectif de confronter le réalisme nomologique avec la théorie
combinatorialiste de la possibilité, est l'idée réaliste que la distinction
entre les régularités nomiques et accidentelles possède un aspect modal. Dans
le cas d'une régularité accidentelle de la forme ("x)(Fx ® Gx), il se trouve simplement être actuellement le cas que chaque état
de choses[2] où un particulier a est F, s'accompagne de l'état de choses qu’a
est G. Lorsque le réaliste appelle une régularité "accidentelle",
il entend affirmer que la corrélation entre l'antécédent et le conséquent n'est
pas nécessaire[3]. Rien ne nécessite l'existence du conséquent, si
l'antécédent existe. Il en va tout autrement dans le cas des régularités
nomiques. L'hypothèse selon laquelle une régularité donnée est nomique, en
d'autres termes qu'il existe une loi sous-jacente qui l'engendre, a des
conséquences modales : elle permet de déduire des énoncés de connexion
nécessaire entre des états de choses particuliers, à savoir entre des instances
de l'antécédent et du conséquent de la loi. Les lois, dit Dretske, "nous
disent ce qui (dans un certain sens) doit se produire, et non seulement ce qui
s'est produit et se produira (étant donné certaines conditions initiales)"
(Dretske 1977, p. 263) ; dans les termes d'Armstrong, "pour que ce soit
une loi qu'un F est un G, il faut qu'il soit nécessaire qu'un F est un
G, dans un certain sens de 'nécessaire'" (Armstrong 1983, p. 77; italiques
dans le texte). La qualification "dans un certain sens (de
'nécessaire')", présente dans les deux formulations, est une allusion à la
nécessité de tenir compte de l'intuition que la nécessité nomique est plus
faible que la nécessité logique ou métaphysique : si les lois, comme le
soutiennent Dretske et Armstrong, sont elles-mêmes contingentes, alors il n'est
pas métaphysiquement nécessaire qu'a soit G, étant donné qu'a
est F et qu'il existe une loi qui relie F à G. Selon ces auteurs, il existe des
mondes possibles dans lesquels cette loi n'existe pas ; dans de tels mondes, le
conséquent peut ne pas exister alors que l'antécédent existe. Nous reviendrons
sur le statut modal des lois plus loin (en section 4).
Selon la théorie combinatorialiste de la possibilité
défendue par Armstrong (1989), les possibilités sont des combinaisons
d'éléments actuels qui existent en tant que constituants d'états de choses
actuels. Si le fait qu'a est F et le fait que b est G sont des
états de chose actuels, alors il est possible qu'a soit G. Par ailleurs,
l'état de choses selon lequel a est G peut ou ne peut pas être actuel.
Seul un combinatorialisme qui n'impose absolument aucune restriction sur ces
combinaisons et qui est donc maximalement "permissif (promiscuous)"
(Armstrong 1989, p. 77), comme c'est le cas de la théorie Armstrongienne, selon
laquelle toutes les combinaisons entre particuliers et universels sont
compossibles, peut soutenir la perspective de réduire la possibilité à
l'actualité, ce qui est but déclaré d'Armstrong. Pour avoir une chance de
succès, l'énoncé réducteur ne doit pas mentionner les notions modales qui font l'objet
de la tentative de réduction. Imposer des restrictions sur la libre
combinabilité reviendrait à dire, de manière circulaire : parmi les énoncés
atomiques, seuls ceux qui résultent de combinaisons possibles des termes
expriment des possibilités authentiques. Prenons un exemple. Soit a un
point sur la surface d'un objet qui est vert au moment t. Est-il possible qu'a
soit aussi rouge à t ? On aimerait répondre que les propriétés d'être vert et
d'être rouge sont incompatibles et qu'il est donc impossible qu'un objet
particulier a possède les deux en même temps. Mais le combinatorialiste
ne peut pas, si a est vert, exclure l'énoncé "a est
rouge" de l'ensemble des énoncés qui expriment des états de choses
possibles, simplement pour la raison que ces prédicats sont
incompatibles, car l'incompatibilité est un concept modal ; l'utiliser dans la
définition générale de la possibilité rendrait la réduction de la modalité
circulaire. Cela reviendrait à admettre l'échec de la réduction du concept de
possibilité.
Si elle était couronnée de succès, la réduction de la
possibilité à l'actualité contribuerait à justifier la position parcimonieuse
de l'actualisme : selon celle-ci, l'ensemble de tous les états de choses épuise
la réalité. Dans le cadre de l'actualisme, on peut concevoir les possibilités
comme des fictions produites par l'esprit humain, fiction qui résulte de
l'opération de combiner les constituants d'énoncés qui désignent des états de
choses actuels[4].
Il existe deux contraintes qui posent des limites à la
combinabilité. La première est purement formelle. Dans les termes d'Armstrong,
"les états de choses atomiques possibles sont toutes les combinaisons des
individus simples, propriétés et relations qui respectent la forme d'un état de
choses atomique" (Armstrong 1989, p. 48). Les constituants a et G
se laissent combiner pour former un état de choses possible parce qu'ils
obéissent à la contrainte formelle que G est un universel "unaire"
(une propriété) et a est un particulier. De manière plus générale, un
état de choses est possible si et seulement si le nombre de particuliers qu'il
contient (ou, dans le mode formel de discours, le nombre d'expressions
désignant des individus que contient son énoncé) correspond à l'adicité de
l'universel qu'il contient (ou : correspond au nombre de places d'argument de
son prédicat)[5]. Dans cette forme radicale du combinatorialisme, la
possibilité qu'a soit G ne dépend que de l'existence d'un état de chose
quelconque qui contient ses constituants a et G, mais elle est
indépendante par rapport à tous les états de choses particuliers. J'appellerai
le postulat de l'indépendance des états de chose possibles par rapport aux
états de choses actuels, le "Principe d'Indépendance".
La seconde contrainte s'avérera importante par la
suite. Nous pouvons considérer le Principe d'Indépendance comme une conséquence
de l'application aux états de choses d'un principe plus général de la théorie
combinatorialiste de la possibilité, principe qu'Armstrong appelle le
"Principe d'Existence Distincte" : "Si A et B sont des
existences entièrement distinctes, alors il est possible pour A d'exister alors
qu'aucune partie de B n'existe (et inversement)" (Armstrong 1989, p. 116).
Ce principe très général s'applique à la fois aux individus, aux propriétés et
aux relations. On peut exprimer les conditions de l'existence distincte à
l'égard des états de choses, dans des termes méréologiques. Les individus et
universaux qui peuvent se combiner dans des états de choses possibles sont
appelés "atomes combinatoires relatifs" (Armstrong 1989, p. 71). Pour
être distincts, et donc indépendants, et donc combinables, il faut qu'ils
satisfassent à la condition suivante : "Pour les individus, les atomes
relatifs ne possèdent aucune partie commune. Pour les universaux, les atomes
relatifs ne possèdent aucun constituant commun." (ibid.)[6]. Si a est, par exemple, un objet qui a une
masse de cinq kilogrammes, alors il est impossible qu'une partie propre b
de a ait elle aussi cette masse. L'état de choses selon lequel a
pèse cinq kilogrammes et l'état de choses selon lequel b pèse cinq
kilogrammes ne sont pas compossibles, et ne sont donc pas indépendants, car
a et b ne sont pas entièrement distincts. Ils possèdent une partie
commune qui est b. De manière semblable, l'état de choses selon lequel a
pèse cinq kilogrammes n'est pas compossible avec, et n'est donc pas indépendant
de, l'état de choses selon lequel a pèse un kilogramme. Dans ce
cas, leur dépendance s'explique par le fait que les universaux impliqués ne
sont pas entièrement distincts : l'universel avoir une masse de cinq
kilogrammes est un universel structurel dont l'universel avoir une masse
d'un kilogramme est un constituant.
Nous sommes maintenant en mesure d'exprimer
l'apparente contradiction qui résulte de l'adoption simultanée du réalisme
nomologique et du combinatorialisme. Selon le Principe d'Indépendance, la
possibilité qu'a ne soit pas G est indépendante à la fois des lois et
des instances de leurs antécédents - car les lois et les instances de leurs
antécédents sont toutes les deux des états de choses actuels. En particulier,
il est possible qu’a ne soit pas G même si a est F et s'il existe
une loi en vertu de laquelle tous les F sont G. Mais cela semble contredire une
conséquence de la doctrine réaliste, à savoir que les lois possèdent une force
modale. Selon la théorie réaliste des lois esquissée plus haut, si a est
F et s'il existe une loi en vertu de laquelle tous les F sont G, alors il est
nécessaire qu’a soit G. En d'autres termes, il n'est pas possible qu’a
ne soit pas G, ce qui contredit directement la conclusion que nous venons
de tirer de notre raisonnement à partir du Principe d'Indépendance, et selon
laquelle il est au contraire possible qu’a ne soit pas G, même dans la
situation indiquée. Les relations de dépendance nomique font en sorte que
différents états de choses dépendent les uns des autres bien qu'ils semblent
être distincts. Dans ce qui suit, je m'emploie à examiner si et comment l'on
pourrait réconcilier le Principe d'Indépendance, dans son application aux états
de choses, avec la reconnaissance de l'existence de connexions nécessaires
entre des états de choses différents qui découle du réalisme nomologique.
Avant d'examiner différentes stratégies pour parvenir
à une telle réconciliation, et en particulier la stratégie d'Armstrong, je
propose d'examiner dans la section suivante, quelles sont en général les
stratégies en principe accessibles au défenseur du Principe d'Indépendance,
afin de tenir compte de contre-exemples apparents auxquels il est confronté
dans d'autres contextes. Ensuite je reviendrai, dans la section 3, aux
contre-exemples apparents dus à la nécessité nomique.
2 Contre-exemples apparents au Principe d'Indépendance
Wittgenstein a fini par abandonner le Principe
d'Indépendance qui faisait partie du noyau doctrinal du Tractatus. Dans
l'article intitulé "Quelques remarques sur la forme logique"
(Wittgenstein 1929), Wittgenstein reconnaît que les états de choses
élémentaires peuvent "s'exclure" mutuellement. Il propose cet exemple
: "Si quelqu'un nous demande 'quelle est la température dehors ?' et nous
disions 'quatre-vingt degrés', et puis il recommençait à nous demander : 'et
fait-il quatre-vingt-dix degrés ?' nous devrions répondre 'Je t'ai dit qu'il
faisait quatre-vingt'." (Wittgenstein 1929, p. 34). De manière semblable,
il note dans les Remarques philosophiques que "'La tache est verte'
décrit la tache complètement, et il n'y a plus de place pour une autre
couleur." (Wittgenstein 1975, § 77, p. 106). De tels cas de propriétés
dont les instanciations à un endroit et à un instant semblent s'exclure
mutuellement sont prima facie des contre-exemples au Principe
d'Indépendance. Dans le Tractatus, Wittgenstein essaye d'en tenir compte
en introduisant une notion de forme, entendue comme nature essentielle des
objets qui impose des contraintes sur l'espace de ce qui est possible pour ces
objets. Mais le projet de réduire la modalité interdit au combinatorialisme
radical d'avoir recours à une notion de forme aussi riche et chargée de modalité.
Les contre-exemples au Principe d'Indépendance ont la
forme suivante. Il existe un état de choses actuel selon lequel a est F.
Selon le Principe d'Indépendance, toutes les relations entre des états de
choses distincts sont contingentes. Etant donné l'existence de l'état de choses
selon lequel a est F, sont possibles tous les autres états de choses qui
sont entièrement distincts de lui : l'état de choses selon lequel a est
F n'implique nécessairement aucun état de choses distinct de lui et n'exclut
nécessairement aucun état de choses distinct de lui. Mais il existe des cas où
il semble impossible qu'a ne soit pas G bien que le Principe
d'Indépendance exige qu'il soit possible qu'a ne soit pas G.
Il existe deux stratégies argumentatives générales
pour défendre le Principe d'Indépendance dans des cas de ce genre : ou bien
son défenseur peut admettre que les états de choses ne sont réellement pas
indépendants - c'est-à-dire, dans notre cas schématique, qu'il est réellement
impossible pour a de ne pas être G - mais faire valoir que cette
dépendance s'explique par le fait que F et G ne sont pas réellement distincts.
Le défenseur du Principe d'Indépendance peut chercher à montrer qu'il existe
une identité partielle cachée entre F et G qui est à l'origine de la dépendance
de ces états de choses. Ou bien ce défenseur peut admettre que les états
de choses sont parfaitement distincts, mais chercher à montrer qu'ils sont
réellement indépendants, même lorsque cela semble contredire l'intuition. Dans
les deux cas, l'analyse justifie l'introduction de la distinction entre ce qui
est doxastiquement (ou épistémiquement) possible et ce qui l'est métaphysiquement.
Armstrong a recours aux deux stratégies de défense du
Principe d'Indépendance lorsqu'il est confronté à des contre-exemples apparents
à ce Principe. Voici un cas où il utilise la première stratégie mentionnée.
Dans la situation suivante, la non-indépendance entre
deux états de choses peut s'expliquer par le fait qu'ils ne sont entièrement
distincts que selon l'apparence. Nos mécanismes sensoriels et perceptifs sont
tels que certaines propriétés nous apparaissent comme simples - elles sont
phénoménologiquement simples - bien que ces propriétés soient objectivement
complexes. Armstrong (1989, p. 73/4. Cf. 1997, chap. 10.3.) esquisse ainsi la
forme générale d'une situation de ce type.
(fig.1) Les propriétés A et B apparaissent comme simples, alors qu'elles sont objectivement complexes. "+" désigne une connexion excitante, "-" une connexion inhibant entre les neurones 1, 2, 3 et 4.
Dans la situation esquissée dans la figure 1, la
qualité phénoménologique simple A est le résultat de l'excitation du neurone 1
qui est connecté à deux autres neurones 2 et 3, de telle sorte que 1 est excité
si et seulement si 2 est excité et en même temps 3 n'est pas excité. Si
l'excitation du neurone 2 dépend à son tour de la détection d'une propriété
physique P, et l'excitation du neurone 3 dépend de la détection d'une propriété
physique Q, alors le neurone 1 agit en fait comme un indicateur de la propriété
physique complexe PErreur ! Source
du renvoi introuvable.Erreur !
Source du renvoi introuvable.ÙØQ. Cette propriété est en réalité complexe quoique son
apparence comme A soit simple. Ce genre de constellation peut donner lieu à des
violations du Principe d’Indépendance entre des états de choses qui contiennent
des propriétés phénoménologiques. Voilà comment. Considérons le neurone 4 qui
est excité si et seulement si 3 est excité et en même temps 2 n'est pas excité.
Il agit comme un indicateur de la propriété physique QErreur !
Source du renvoi introuvable.Erreur !
Source du renvoi introuvable.ÙØP, mais nous pouvons supposer qu'il conduit à
l'apparence phénoménologiquement simple B, qui est différent de A. Dans ce cas,
les états de choses que le particulier a est A et que le même
particulier a est B sont incompatibles, et contredisent donc le Principe
d’Indépendance. Mais le fait que ces états de choses ne soient pas compossibles
peut s'expliquer par le fait qu'ils ne sont pas entièrement distincts, au sens
de la définition précédente. Les propriétés A et B ne sont pas entièrement distincts
parce qu'elles sont ontologiquement dépendantes - elles surviennent sur - des
universaux complexes qui sont partiellement identiques, car ils partagent les
constituants P et Q.
Suivant Kripke (1972), Armstrong analyse des cas de ce
type comme des situations où la concevabilité (ou possibilité épistémique)
diffère de la possibilité métaphysique. Il est concevable (épistémiquement
possible) qu'a soit à la fois A et B. Il y a des "mondes
doxastiquement possibles" (1989, p. 75) où a possède les deux propriétés
à la fois. Mais de tels mondes sont néanmoins métaphysiquement
impossibles.
Dans
d'autres cas de violations apparentes du Principe d'Indépendance, Armstrong a
recours à la seconde des deux stratégies annoncées plus haut. Ce sont des
situations où il y a incompatibilité entre des états de choses qui contiennent
des relations asymétriques. Une telle relation qu'examine Armstrong (1989, p.
85; 1993, p. 155) lui-même, existe entre deux événements a et b,
lorsque a précède b. L'état de choses selon lequel a
précède b ne semble pas être indépendant de l'état de choses selon
lequel b précède a. Bien au contraire, l'état de choses qu'a
précède b semble être incompatible avec l'état de choses que b
précède a. Si le premier est actuel cela semble impliquer que le second
est impossible ; il semble logiquement impossible qu'à la fois a précède
b et b précède a. Plutôt que de chercher à montrer que ces
états de choses ne sont pas entièrement distincts (ne sont pas des
"existences distinctes"), et pour cette raison pas indépendants,
Armstrong soutient que ce sont bien des "existences distinctes" mais
qu'ils ne sont incompatibles qu'en apparence. Il est possible que le temps soit
circulaire : "Le temps pourrait se retourner sur lui-même. (Time might
come round on itself)" (Armstrong 1989, p. 85) ; et dans un monde où
ce cercle est suffisamment petit, le fait qu'a précède b est
compatible avec le fait que b précède a. La thèse d'Armstrong
selon laquelle ceci est une possibilité métaphysique authentique semble
correcte, quoiqu'elle soit difficile à concevoir et donc peut-être pas une
possibilité épistémique. Par conséquent, Bradley a tort de considérer ce
contre-exemple comme "absolument dévastateur pour la position d'Armstrong"
(Bradley 1989, p. 37).
Le statut métaphysique des lois de la nature constitue
la raison la plus importante de l'incompatibilité apparente entre le réalisme
nomologique et le Principe d'Indépendance du combinatorialisme permissif. Selon
Armstrong, les lois sont une source de nécessité, et cette nécessité limite
l'indépendance des états de choses. "Si le fait que quelque chose soit F
nécessite que ce quelque chose soit G, alors cet état de choses joint à l'état
de choses qu'a est F exclut l'état de choses qu'a n'est [pas]
[négation omise par Armstrong; M.K.] G, dans tous les mondes où la condition
antécédente est satisfaite" (Armstrong 1989, p. 99). Les états de choses
qu'a est F et qu'a n'est pas G sont incompatibles dans un monde
où existe une loi liant F à G.
Armstrong traite le cas de la nécessite nomique d'une
manière différente des autres cas de violations apparentes du Principe
d'Indépendance examinées plus haut. Car tandis que dans leur cas, il utilisait
ou bien la stratégie argumentative d'admettre que les états de choses ne
sont réellement pas indépendants - comme il le fait dans le cas des propriétés
phénoménologiques incompatibles - mais de chercher à montrer que leur
dépendance est d'origine méréologique, donc de nature purement logique et au
fond analytique ou bien la stratégie qui consiste à nier qu'il y a
réellement une violation de l'indépendance – comme il le fait dans le cas de la
précédence temporelle. Dans le cas de la dépendance nomique, Armstrong a
recours au deux stratégies à la fois. Il soutient à la fois que
deux états de choses nomiquement liés ne sont pas des existences entièrement
distinctes et que la nécessité nomique ne viole pas réellement
l'indépendance, en s'appuyant sur la thèse selon laquelle les lois de la nature
sont en elles-mêmes contingentes[7]. J'examinerai le premier argument dans cette section,
le second dans la section suivante.
D'un côté, Armstrong accepte la nécessité nomique
comme un fait indéniable. Contre les théories des lois en termes de régularité,
il prend grand soin - dans son ouvrage Qu'est-ce qu'une loi de la nature? (1983)
de montrer que les lois ont un contenu qui excède la classe de leurs
instanciations. En particulier, les lois donnent une valeur de vérité objective
aux conditionnels contrefactuels. Dans la mesure où de tels contrefactuels ne
sont pas entendus comme étant aussi des contre-légaux (counterlegals),
ils sont évalués par rapport à l'ensemble de tous les mondes possibles qui
partagent nos lois. Si la nécessité logique correspond à l'uniformité à travers
tous les mondes possibles, sans aucune restriction, la nécessité nomique
correspond à l'uniformité à travers tous les mondes possibles qui partagent nos
lois. Il s'agit tout de même d'une forme de nécessité : ce qui rend un énoncé de
loi vrai est une condition dont le contenu va au-delà de l'ensemble de tous les
états de choses actuels de premier ordre.
D'un autre côté, son actualisme empêche Armstrong de
simplement accepter la nécessité nomique comme un fait primitif. Il cherche à réconcilier
sa reconnaissance de l'existence de cette forme de nécessité avec son
actualisme en faisant l'hypothèse que les lois sont des états de chose actuels
mais de deuxième ordre. En tant que tels, ils sont en même temps des
universaux de premier ordre. Leur représentation symbolique est de la forme
“N(F, G)” (Armstrong 1983, p. 85).
Comment peut-on caractériser la relation de second
ordre N ? Armstrong l'appelle “nécessitation non-logique ou contingente (non-logical
or contingent necessitation)” (Armstrong 1983, p. 85). On peut essayer de
dissiper l'apparence paradoxale de cette expression en interprétant la
nécessité nomique comme une relation intermédiaire entre la contingence et la
nécessité logique : N est une relation contingente car les lois ne sont
pas elles-mêmes nécessaires - dans le sens où il aurait pu être le cas que, par
exemple, l'échauffement d'un fil de fer fasse augmenter sa conductivité
électrique, au lieu de la faire diminuer comme c'est le cas dans le monde
actuel[8]. Il faut prendre soin d'interpréter correctement ce que Armstrong
entend lorsqu'il appelle la relation N qui relie les universaux F et G, une
relation de “nécessitation”. Les quatre états de choses suivants entrent en jeu
:
(1) N(F,G): La loi elle-même, un état de choses de
second ordre qui est en même temps un universel structurel de premier ordre.
(2) ( N(F, G) )
(le fait qu'a soit F, le fait qu'a soit G): l'instanciation de la
loi par le particulier a.
(3) le fait qu'a soit F : l'état de choses
qui forme l'antécédent de l'instanciation de la loi par a.
(4) le fait qu'a
soit G : l'état de choses qui forme le conséquent de l'instanciation de la
loi par a.
Dire que N est une relation de nécessitation ne
signifie pas, comme le soutiendrait un avocat de la doctrine selon laquelle les
lois sont elles-mêmes nécessaires, que F nécessite G. Cela signifie plutôt que
si dans un monde possible homonomique - où les universaux F et G sont liés par
N, en d'autres termes, où existe l'universel structurel N(F, G) – l'état de
choses de premier ordre qu'a est F existe, alors il est logiquement
nécessaire que l'état de choses qu'a est G existe aussi. La loi est,
sans être elle-même nécessaire, source d'une forme limitée de nécessité - que
nous pouvons caractériser comme l'uniformité à travers l'ensemble des mondes
homonomiques : les mondes qui partagent nos lois actuelles de la nature.
Cette solution fait immédiatement surgir un nouveau
problème : la nécessitation d'états de choses de premier ordre, par un état de
choses de second ordre, n'est-ce pas là une forme primitive de modalité - ce
qui réfuterait la thèse combinatorialiste de Armstrong selon laquelle toute
modalité se réduit à l'actualité ? Dans les cas de relations apparemment
nécessaires entre des états de choses apparemment distincts, nous avons vu que
la stratégie argumentative d'Armstrong consistait ou bien à contester qu'il
s'agit réellement d'un cas de nécessité, ou bien à contester que les états de
choses liés par une relation de nécessité soient réellement distincts. Dans des
cas de ce dernier type (comme dans celui de deux propriétés apparentes
qui sont incompatibles), il achève sa démonstration en montrant que la
nécessité est d'un type logique ou conceptuel.
Je propose d'examiner maintenant comment Armstrong
explique l'incompatibilité de deux états de choses qui attribuent à un seul
objet particulier à un instant donné différentes propriétés déterminées de la
même propriété déterminable extensive, telle que la masse. Il me semble qu'il
faille prendre au sérieux la suggestion d'Armstrong de prendre ce cas pour
"modèle de l'incompatibilité logique entre propriétés" (Armstrong
1989, p. 79). Selon son analyse, l'impossibilité qu'un objet ait en même temps
à la fois une masse d'un kilo et une masse de cinq kilos, est une impossibilité
méréologique : le fait que l'objet entier a une masse de 5 kilogrammes
implique qu'il possède cinq parties propres qui ont une masse d'un kilo
chacune. Par conséquent, comme chacune de ces parties a une masse d'un kilo, la
possibilité que l'objet entier lui aussi ait une masse d'un kilo,
"impliquerait que l'objet est identique avec sa partie propre"
(Armstrong 1989, p. 79). J'essaierai de montrer que l'analyse par Armstrong de
la nécessitation nomique entre des états de choses distincts suit ce modèle, en
cherchant à établir que cette relation est également fondée sur la nécessité
méréologique. Mais je tiens d'abord à clarifier l'intérêt de la démonstration
visée selon laquelle les relations de nécessité entre différents états de chose
sont toujours une origine méréologique : Selon Armstrong, la nécessité
méréologique est une forme de nécessité qui est compatible avec le Principe
d'Indépendance. La raison est que la nécessité des principes méréologiques est
conceptuelle : ces principes sont analytiques, dans le ses où "ils sont
vrais seulement en vertu du sens que nous donnons à l'expression 'partie
propre'" (Armstrong 1989, p. 80).
Etant donné l'existence de l'état de chose qu'a est
F, la loi que les F sont des G semble rendre impossible l'état de choses qu'a
n'est pas G. Une manière de réconcilier ce fait avec le Principe d'Indépendance
est d'accepter cette impossibilité comme réelle, mais de faire l'hypothèse
selon laquelle la nécessité nomique peut être réduite, en termes méréologiques,
à un genre de nécessité conceptuelle. Ce serait l'hypothèse selon laquelle les
lois entraînent des relations nécessaires entre des états de chose de premier
ordre, d'une manière identique ou du moins semblable dont les touts entraînent
des relations nécessaires entre leurs parties.
Armstrong exprime une telle solution du problème posé
par le fait que les états de choses d'ordre supérieur semblent "souiller
la pureté du schème combinatoire, en créant des liens logiques entre des états
de choses distincts" (1989, p. 89), dans ce passage :
"La relation entre un état de choses de premier
ordre et ses constituants nous fournit un modèle et un précédent pour la
relation entre un état de chose d'ordre supérieur et des états de choses
d'ordre inférieur. Nous pouvons dire que l'existence d'un état de choses de
premier ordre nécessite parce qu'elle présuppose l'existence de ses
constituants. De la même façon, un état de choses d'ordre supérieur nécessite
parce qu'il présuppose certains états de choses d'ordre inférieur."
(Armstrong 1989, p. 90).
Avant d'interpréter et d'évaluer cette proposition
ingénieuse, arrêtons-nous un instant pour constater les raisons qui font
échouer l'analyse la plus simple de la nécessitation nomique en termes
méréologiques. Elle consiste à faire l'hypothèse selon laquelle le fait qu'a
soit F, avec l'existence de l'universel N(F, G), nécessite le fait qu'a soit
G, de la même manière dont l'existence de l'une des moitiés d'une pomme, avec
l'existence de la pomme entière, nécessite l'existence de l'autre moitié de la
pomme. Cette hypothèse est insatisfaisante parce que les concepts méréologiques
habituels du tout et des parties ne s'appliquent pas directement à la relation
antre les états de choses de premier ordre et les lois. Car selon l'une des
thèses essentielles du réalisme nomologique - selon laquelle une loi est plus
que la régularité qu'elle engendre - une loi ne survient pas sur
la somme des états de choses qui forment les antécédents (3) et les conséquents
(4) des instanciations (2) de la loi. Pour que la loi survienne sur ces états
de choses, il faudrait qu'il soit le cas que : il ne pourrait pas y avoir de
différence (entre deux mondes possibles) à l'égard de la loi sans qu'il existe
une différence à l'égard des états de choses de premier ordre sur lesquels elle
est censée survenir. Mais il peut y avoir une différence à l'égard des lois,
sans une différence à l'égard des états de choses de premier ordre : c'est la
différence, essentielle pour le Réalisme, entre les régularités accidentelles
et nomiques. Selon le Réalisme, il existe des mondes possibles différents qui
contiennent la même régularité de premier ordre, de telle manière que la
régularité est nomique dans l'un des mondes car elle découle d'une loi, alors
qu'elle est accidentelle dans un autre monde où une telle loi n'y existe pas.
En revanche, dans le cas d'une somme méréologique, le tout survient sur la
somme de ses parties. Par conséquent, un Réaliste ne peut pas concevoir
l'instanciation d'une loi comme la somme méréologique des états de chose de
premier ordre antécédent et conséquent.
Néanmoins, suggère Armstrong dans le passage cité, il
existe un lien logique entre la loi (1) et les états de choses de premier ordre
(3) et (4) qu'elle relie. La nécessitation d'une régularité de premier ordre par
une loi viole le Principe d'Indépendance ; en revanche, la nécessité impliquée
n'est pas réelle mais purement conceptuelle ou logique : La nécessitation
nomique entre des états de choses de premier ordre "est analytique"
(Armstrong 1989, p. x)[9]. Le raisonnement qui guide Armstrong semble être le
suivant. Les états de chose de premier ordre surviennent sur la loi car, bien
qu'il puisse y avoir un changement sur le plan des lois sans qu'il y ait de
changement sur le plan des particuliers, il ne pourrait pas y avoir de
changement sur le plan des particuliers sans changement sur le plan des lois.
La première possibilité correspond au passage d'un monde possible qui contient
une corrélation universelle mais accidentelle, à un monde où la même
corrélation universelle découle d'une loi sous-jacente. La seconde
impossibilité a son origine dans le fait qu'il soit impossible de changer le
cours des événements de premier ordre qui dépend des lois, sans changer ces
lois. Le lien logique particulier postulé ici possède son analogue dans le
schème métaphysique d'Armstrong : ce lien est du même genre que le lien entre
un état de choses et ses constituants. Les constituants surviennent sur l'état
de choses, alors que la réciproque n'est pas vraie.
Armstrong soutient que cette relation de survenance
est suffisamment forte pour mener au résultat selon lequel le lien nomique
entre l'antécédent (3) et le conséquent (4) de l'instanciation de la loi, et
par conséquent également le fait qu'ils ne soient pas indépendants, s'explique
par le fait qu'ils ne sont pas complètement distincts. C'est le fait que les
états de choses survenants et la loi subvenante ne soient pas ontologiquement
distincts qui réduit le nombre de possibilités par combinaison.
Néanmoins, la proposition d'Armstrong ne mène pas au
résultat correct : la nécessitation que nous nous sommes proposés d'expliquer,
est celle entre les états de choses de premier ordre (3) et (4), et non entre
un état de chose de second ordre et ses constituants (qui sont des états de chose
de premier ordre). Si l'on l'interprète strictement selon l'analogie avec la
relation entre un état de choses de premier ordre et ses constituants, la
proposition d'Armstrong mène à la conséquence selon laquelle tous les
états de choses sont nécessaires car ils sont tous soumis à une loi ou une
autre. D'un côté, elle met tous les états de choses sur le même plan, à l'égard
de leur dépendance nomique par rapport aux lois, sans indiquer l'origine des
dépendances nomiques entre états de choses de premier ordre. D'un autre côté,
elle n'offre aucune explication de la différence cruciale qui sépare le lien
entre le fait qu'un fil de fer particulier soit chauffé et le fait qu'il soit
cylindrique - qui sont des faits indépendants qui ne sont pas nomiquement liés -
du lien entre le fait que le fil soit chauffé et le fait que la conductivité
électrique soit diminuée - qui sont des faits nomiquement liés et non
indépendants.
Il faut conclure de ces observations qu'il est erroné
de dire, comme le suggère le passage précédemment cité, que la loi (1)
nécessite, ou présuppose, son instanciation (2). Il est vrai que, d'après la
conception Armstrongienne des lois comme abstractions qui n'existent que dans
leurs instanciations, (1) présuppose qu'il existe au moins une instanciation.
En d'autres termes, (1) présuppose, ou nécessite (5) :
(5) ($x)( N(F, G) ) (le fait que x est F, le fait que x est
G) : il existe au moins un particulier x tel que la loi N(F, G) est instanciée
par le particulier x.
Mais il est clair que (5) n'implique pas (2). C'est un
fait contingent que tel particulier plutôt que tel autre instancie la loi. Il
est vrai que, selon la doctrine que les lois sont des abstractions, (2)
implique, ou nécessite (1). Mais la relation de nécessitation cruciale et dont
Armstrong n'indique pas l'origine est celle-ci : si à la fois (2) et (3)
existent, alors (4) existe[10].
Il me semble que le point crucial concerne
l'interprétation de (2). A son égard, Armstrong se trouve devant un dilemme :
ou bien l'état de choses (2) est simplement la somme méréologique de (3) et de
(4) ou il est quelque chose de plus. Si c'est la simple somme méréologique,
alors la nécessitation de (4) par (2) et (3) s'explique, et il ressort de cette
explication que la nécessitation est bien réelle mais qu'elle a une origine
purement conceptuelle et non naturelle. De cette manière, le but de réduire
toute nécessité à l'actualité et à l'analyticité aurait été préservé. Mais
cette corne du dilemme détruit, comme nous l'avons déjà vu, la différence entre
les régularités accidentelles et nomiques : si (2) n'est qu'une somme
méréologique, alors ses parties (3) et (4) impliquent l'existence de
l'instanciation de la loi, (2). Mais comme (2) implique (1), et comme
l'implication est transitive, (3) et (4) ensemble impliquent la loi (1). C'est
précisément la thèse de la théorie selon laquelle les lois ne sont que des
régularités, mais elle est inacceptable pour le Réaliste.
Par conséquent, (2) doit être plus que la
simple somme méréologique de (3) et de (4). Or prendre cette corne du dilemme
signifie admettre que le projet de réduire la possibilité à l'actualité a
échoué : cela consiste à admettre qu'il existe des états de choses de premier
ordre tels que (2) qui sont irréductiblement modaux. (2) n'est ni un état de
chose élémentaire de premier ordre ni une conjonction de tels états de choses
élémentaires : (2) n'est pas la conjonction de (3) et de (4) car autrement (2)
surviendrait sur ses termes, ce qui n'est pas le cas comme nous venons de le
voir. Et (2) ne peut pas être un état de choses élémentaire de premier ordre,
car cela lui interdirait, selon le Principe d'Indépendance, d'être source d'une
relation nécessaire entre deux autres états de choses élémentaires, à savoir
(3) et (4).
Il mérite d'être signalé que Armstrong (1983) a
explicitement choisi cette seconde corne du dilemme. La menace que ce choix
fait planer sur la cohérence de sa position a pu être imperceptible à un moment
où il n'avait fait qu'annoncer le programme combinatorialiste de réduction de
la modalité, sans encore l'avoir développé en détail. Dans (Armstrong 1983), il
affirme qu'il est possible au sens logique qu'il existe une forme de
"nécessitation sans lois" (Armstrong 1983, p. 95). Si de telles
relations singulières de nécessité existent, alors elles sont
"primitives" (Armstrong 1983, p. 92, p. 140) et
"inexplicables" (p. 92)[11].
Au lieu d'essayer d'élucider la relation de
nécessitation entre des états de choses de premier ordre en montrant qu'elle a
sa source dans une loi - ce qu'il fait sans succès dans son (1989) - Armstrong
fait l'inverse dans son (1983) : il y propose d'expliquer la relation N(F, G)
(1) qui est de second ordre et dont les termes sont les universaux F et G, en
la réduisant à la mystérieuse nécessitation de premier ordre (2) qui, étant
elle-même inexpliquée, ne permet pas d'expliquer à son tour l'origine de cette
modalité naturelle. En ce sens, il dit, en parlant des lois, que "le
concept de nécessitation en jeu ici est une relation entre universaux, entre
des genres d'états de choses, entre types plutôt qu'entre occurrences. Mais je
suggère que ce soit essentiellement la même notion que la nécessité singulière
qui [...] pourrait exister entre des états de choses particuliers, entre
des occurrences". (Armstrong 1983, p. 97; italiques dans le texte).
Cela semble être incompatible avec le Principe
d'Indépendance et donc avec le combinatorialisme : dans la mesure où les termes
de cette relation de nécessitation sont réellement des états de choses
distincts, et dans la mesure où aucun effort n'est fait (comme dans Armstrong
1989) pour montrer qu'il s'agit d'un genre de nécessitation méréologique, elle
contredit directement le Principe d'Indépendance : si le fait qu'a est F
nécessite de manière irréductible le fait qu'a est G, alors il est
impossible, étant donné qu'a est F, qu'a ne soit pas G, tandis
que le combinatorialisme exige au contraire que, étant donné que F et G sont
des universaux entièrement distincts, il soit possible qu'a soit à la
fois F et non-G.
4 Les lois sont-elles nécessaires ou contingentes ?
Il semble y avoir une manière beaucoup plus simple de
réconcilier le Réalisme avec le Principe d'Indépendance. Nous avons vu plus
haut que le défenseur du Principe d'Indépendance dispose en principe de deux
stratégies argumentatives pour montrer que les contre-exemples ne sont
qu'apparents. La première stratégie consiste à essayer de montrer que les états
de choses qui apparaissent dans ces contre-exemples ne sont pas réellement
indépendants, mais que cela ne remet pas en cause le Principe d'Indépendance
qui ne pose l'indépendance que pour les états de choses entièrement distincts.
La dépendance modale d'un état de choses par rapport à un autre peut
s'expliquer en accord avec le Principe d'Indépendance s'il est montré que les
états de choses concernés sont partiellement identiques, et par conséquent non
complètement distincts. Leur dépendance s'explique en termes méréologiques sans
qu'il soit nécessaire d'avoir recours à aucun genre de nécessité naturelle, car
l'explication méréologique ne fait intervenir qu'une nécessité purement
conceptuelle ou analytique. Or, d'après le résultat de l'analyse menée dans la
section précédente, il ne semble exister aucune manière de développer l'idée
selon laquelle les lois de la nature rendent partiellement identiques les états
de choses entre lesquelles elles introduisent des liens de dépendance, ce qui
serait compatible avec le réalisme nomologique. Nous n'avons pas encore examiné
la seconde stratégie qui consiste à s'attaquer à l'intuition qui fonde le
jugement qu'il s'agit bien d'un contre-exemple au Principe d'Indépendance. Dans
le cas des états de choses selon lesquels a précède b et b
précède a, nous avons vu qu'il est possible d'argumenter que leur
compossibilité n'est que difficile à imaginer, mais qu'une telle difficulté
épistémique ne suffit pas à établir qu'il y a là une impossibilité
métaphysique. Afin que le Principe d'Indépendance soit sauvé de la réfutation,
il suffit de montrer qu'il est possible que les deux états de choses apparemment
incompatibles coexistent, dans un sens totalement abstrait et indépendant de
considérations de concevabilité.
Dans le cas de l'apparente incompatibilité entre des
états de choses distincts qui est due à l'existence d'une dépendance nomique
entre eux, un tel raisonnement semble même davantage convaincant que dans le
cas de de la précédence temporelle. Il suffit apparemment de distinguer entre
la nécessité nomique et métaphysique. S'il existe une loi selon laquelle les F
sont des G et si a est F, on peut simplement faire valoir que l'état de
choses qu'a n'est pas G, bien que nomiquement impossible, est néanmoins
métaphysiquement possible. En effet, la thèse selon laquelle la nécessité
nomique est plus faible que la nécessité métaphysique a toujours fait partie
des doctrines réalistes défendues par Dretske et Armstrong, doctrines qui
conçoivent les lois comme des relations contingentes entre des
universaux. Selon ces auteurs, il existe des mondes possibles dont les lois
diffèrent des lois du monde actuel. Dans quelques-uns de ces mondes, a n'est
pas G bien qu’a soit G dans tous les mondes possibles qui partagent nos
lois actuelles.
Or, il me semble que cette stratégie ne peut aboutir,
sauf au prix d'abandonner un principe métaphysique plausible et très général
que je propose d'appeler le Critère Causal de Réalité (CCR). Selon ce principe,
pour qu'une entité soit réelle, il est nécessaire et suffisant qu'elle soit
capable d'interagir causalement ou de contribuer à des interactions causales.
Le CCR peut servir de prémisse dans un argument qui a pour but de montrer qu'il
faut concevoir les lois comme elles-mêmes nécessaires[12], en un sens du terme 'nécessaire' qui reste à
déterminer. Cet argument s'oppose donc à la doctrine selon laquelle les lois
sont des états de choses contingents (de second ordre). Lorsqu'on applique le
CCR aux universaux, il stipule qu'il n'existe que les universaux dont
l'instanciation fait une différence causale. En particulier, il n’existe pas de
propriété réelle qui soit causalement absolument inerte. Le CCR s'applique
également aux propriétés de second ordre : aux propriétés des universaux. Si la
validité du CCR dans ce domaine est admise, alors la capacité d'interagir
causalement est non seulement la justification ultime pour l'existence d'une
entité, mais fournit aussi un critère pour déterminer la nature de cette
entité. Il justifie non seulement l'hypothèse selon laquelle un universel donné
existe, mais permet aussi de déterminer ses propriétés : un universel a toutes
les propriétés, et seulement elles, qui font une différence par rapport à son
efficacité causale[13].
Quelles sont les propriétés d'un universel qui
déterminent la différence causale que font ses instanciations ? Le Réaliste a
une réponse simple à cette question : ce que le fait qu'a est F cause en
vertu de la propriété F qu'il exemplifie, est déterminé par les lois dans
lesquelles F constitue l'antécédent, et ce par quoi il peut être causé est
déterminé par les lois dans lesquelles F constitue le conséquent. Selon le CCR,
les propriétés d'une entité sont ses propriétés causalement efficaces. Dans le
cas d'un universel, ses propriétés causalement efficaces sont déterminées par
les lois dans lesquelles il figure. Ce raisonnement s'appuie sur la théorie
nomologique de la causalité selon laquelle les relations causales sont
déterminées par les lois de la nature[14]. Par conséquent, les lois de la nature déterminent
toutes les propriétés dont l'attribution à un universel est justifiée par le
CCR.
Par ailleurs, les propriétés d'un universel
déterminent son identité[15]. Cette thèse découle de l'application aux universaux
du principe de l'identité des indiscernables. Il a été contesté, en particulier
à partir de prémisses fondées sur des théories physiques contemporaines que ce
principe n'est pas universellement valide à l'égard des particuliers. D'après
la physique quantique, un système de bosons en interaction peut contenir un
grand nombre de ces particules qui partagent pourtant strictement toutes leurs
propriétés y compris leur localisation spatiale. Si l'on prend cette théorie
métaphysiquement au sérieux, comme le réalisme scientifique (j'entends par là
la position métaphysique générale qui correspond à l'esprit de l'adoption du
CCR) recommande de le faire, alors deux particuliers peuvent être numériquement
distincts sans pour autant être discernables par aucune propriété[16]. Cela pourrait justifier l'adoption, à l'égard des
particuliers, de la doctrine de "l'haeccéité"[17], selon laquelle, dans une telle paire de particules
parfaitement indiscernables (dans le jargon des physiciens, des particules
"identiques"), chacune possède sa propre haeccéité qui n'est pas une
propriété "qualitative" mais plutôt un fondement métaphysique de son
être distinct. Par ailleurs, nous avons la forte intuition de pouvoir concevoir
un monde dans lequel il existe une Terre à côté d'une "Terre-jumelle"
parfaitement indiscernable de la Terre mais où ces deux Terres-jumelles sont
pourtant numériquement distinctes. L'intuition selon laquelle de telles
planètes jumelles sont distinctes même si elles sont qualitativement
parfaitement indiscernables, s'appuie sur l'intuition selon laquelle, si nous
habitions ce monde, cela nous importerait de savoir sur laquelle des deux
Terres nous habiterions - par exemple si nous apprenions que l'une des deux est
vouée à une disparition imminente[18].
Il n'existe aucun argument équivalent dans le cas des
universaux[19]. Le réaliste justifie sa postulation de l'existence
d'universaux par une inférence à la meilleure explication : postuler les universaux
permet d'expliquer d'une manière simple et satisfaisante, les faits de
similarité et de diversité entre particuliers ; ensuite, en postulant des lois
qui sont des relations entre universaux, on peut expliquer de manière
satisfaisante les faits de régularité et de causalité. Or aucun argument de ce
genre ne permet d'établir l'existence de deux propriétés numériquement
distinctes mais néanmoins indiscernables, car de telles propriétés, en vertu de
l'hypothèse même de leur caractère indiscernable, feraient double emploi à
l'égard de leur usage explicatif. La charge de la preuve revient à l'opposant
du principe de l'identité des indiscernables : en l'absence d'une bonne raison
de nier sa validité dans le cas d'un genre particulier d'entités, il est rationnel
de le maintenir et d'éviter ainsi de multiplier les entités sans nécessité. Or,
c'est précisément ce que semble faire Armstrong : "Il semble possible,
dit-il, qu'un système qui contient à la fois les propriétés causales et
nomiques, ait une structure symétrique, de telle sorte que chaque propriété
possède son 'opposée' dans le réseau, et que de telles propriétés opposées
soient des images mutuelles parfaites par rapport à leur position
causale/nomique dans le réseau de propriétés." (Armstrong 2000, p. 9). En
l'absence d'une raison positive - comme celle qui existe dans le cas des
particuliers, comme nous l'avons vu - de postuler deux ensembles de propriétés
qui sont numériquement distinctes bien que qualitativement indiscernables,
Armstrong ne fait que compter l'unique ensemble de propriétés deux fois. En
l'absence de toute différence entre les "jumeaux" de chaque
propriété, il n'y a aucune raison de nier la validité à leur égard du principe
de l'identité des indiscernables.
J'ai essayé de montrer deux choses. Premièrement,
l'identité d'un universel est entièrement
déterminée par ses propriétés - il ne possède aucune
"haeccéité" non-qualitative en dehors de ses propriétés de second
ordre ; deuxièmement, les propriétés d'un universel sont déterminées par les
lois dans lesquelles il figure. Le postulat des propriétés d'un universel se
justifie par la nécessité de rendre compte de la différence causale que fait
l'instanciation de cet universel, où ces différences causales sont déterminées
par les lois. Lorsqu'on combine ces deux prémisses, elles impliquent que les
lois dans lesquelles figure un universel déterminent son identité de manière
exhaustive. Arrivé à ce pont, nous sommes en possession d'un argument en faveur
de la thèse selon laquelle les lois, en tant que relations entre universels,
sont nécessaires et non contingentes.
L'hypothèse selon laquelle les lois sont contingentes
peut être exprimée en disant qu'il existe des mondes possibles où la loi que,
disons, les F sont des G n'existe pas. Il faut immédiatement reconnaître que
l'existence de tels mondes possibles semble intuitivement plausible. Il semble
clairement possible que la conductivité électrique des métaux augmente avec
la température, au lieu de diminuer comme elle le fait dans le monde actuel.
Néanmoins, si notre raisonnement concernant l'identité des universaux à partir
du CCR est correct, alors cette possibilité n'est que doxastique : il est
épistémiquement mais non métaphysiquement possible que la conductivité
électrique des métaux augmente avec la température. Un monde dans lequel la
conductivité augmente est métaphysiquement impossible parce qu'il possède les
propriétés incompatibles suivantes. D'un côté, il contient le même
universel d'être métallique qui existe dans le monde actuel. Si l'on dit qu'
"il est possible que la conductivité des métaux augmente..."
l'on exprime un jugement contrefactuel qui porte sur les métaux,
autrement dit sur la propriété d'être métallique qui existe dans le monde
actuel, et non pas sur quelque autre propriété qui ne fait que ressembler à la
propriété d'être métallique à tel ou tel égard. Mais d'un autre côté,
l'universel d'être métallique qui existe dans le monde actuel ne peut pas
être le même que cet universel existant dans un autre monde possible, pour
la raison que ces universaux diffèrent par rapport à l'une de leurs propriétés
et que le principe de l'identité des indiscernables (plus précisément, celui de
l'être distinct des discernables qui en est la contrapositive) les empêche
d'être identiques : l'universel actuel d'être métallique possède, alors que sa
contrepartie dans un autre monde possible ne possède pas, la propriété d'être
nomiquement liée à une augmentation de la conductivité électrique. Par
conséquent, les mondes dans lesquels il existe des universaux qui sont
identiques à ceux qui existent dans le monde actuel mais dans lesquels ces
universaux figurent dans des lois différentes sont peut-être épistémiquement
possibles mais néanmoins métaphysiquement impossibles.
Il faut maintenant que nous affrontions une objection
importante contre la théorie nomique-causale de l’identité des propriétés dont
nous venons de défendre une version. Elle a été soulevée par Armstrong (2000),
à la suite de Swinburne (1980), à l’encontre de la version proposée par Shoemaker
(1980). Armstrong raisonne ainsi : si l’identité d’une propriété est
entièrement déterminée par ses relations
à d’autres propriétés dont l’identité est à leur tour exclusivement déterminée
par leurs relations à d’autres propriétés encore, la théorie se trouve
confrontée à une régression à l’infini. Dans les termes de P.J. Holt, elle nous
fait "perdre la substance du monde" (Holt 1976, p. 23) ; elle réduit,
dit Armstrong, les propriétés à des pures potentialités, ce qui signifie que "l’acte,
dans la mesure où il se produit, ne consiste qu’à déplacer des potentialités (act,
as far as it occurs, is just a shifting around of potencies)"
(Armstrong 2000, p. 14). Il me semble que cette objection peut être contrée
dans le cadre d’une conception de la détermination de l’identité des propriétés
qui s’inspire de la théorie, due à Ramsey et Lewis, de la définition implicite
des termes théoriques. Si nous avions une théorie idéale qui contenait, comme
axiomes ou théorèmes, toutes les lois actuelles de la nature, alors nous
pourrions implicitement définir toutes les propriétés naturelles[20]. Du point de vue réaliste, le fait que nous ne
puissions pas le faire dans notre présent état d’ignorance des lois, ne nous
empêche pas de concevoir les propriétés de cette manière. Ce raisonnement
montre que la détermination relationnelle de leur identité ne fait pas des
propriétés réelles des "potentialités pures", pas plus que le fait
que le sens du concept théorique d’électron soit épuisé par ses relations à
d’autres concepts de la théorie physique, n’en fait un concept d’une
potentialité pure. Si l’on cherche à déterminer l’identité des propriétés une à
une, l’on se trouve en effet dans un cercle ; mais un cercle qui est assez
large pour contenir toutes les lois de la nature, est un cercle vertueux.
Notre argument pour montrer que les lois déterminent
exhaustivement l’identité des propriétés, n’établit pas exactement la
conclusion selon laquelle les lois sont nécessaires. Car rien dans notre
argument n’empêche la possibilité métaphysique de mondes qui contiennent des
lois différentes des lois actuelles, mais dans lesquelles tous les
universaux liés par ces lois diffèrent de nos universaux actuels[21] : dans une terminologie introduite par David Lewis
(1983), ces mondes sont des mondes « étranges (alien) » qui contiennent des universaux étranges. Mais
nous n’avons pas besoin d’examiner ces mondes possibles étranges, car
l’argument présenté dans cet article de ne dépend pas de la thèse selon
laquelle les lois sont nécessaires dans le sens strict où, si une loi existe
dans un monde possible, alors elle existe dans tous. Pour notre argument, il
est suffisant d’établir la thèse plus faible selon laquelle, s’il existe une
loi qui relie F et G dans le monde actuel, alors cette loi existe dans tous les
mondes possibles dans lesquels les universaux F et G existent. Le raisonnement
précédent est censé fournir un argument en faveur de cette thèse plus faible,
selon laquelle les lois sont nécessaires dans le sens où elles existent dans
tous les mondes possibles qui partagent leurs universaux avec notre monde
actuel.
Si les lois sont nécessaires dans ce sens plus faible,
la seconde stratégie argumentative pour réconcilier le Réalisme avec le
Principe d'Indépendance est bloquée. Si a est F et s’il existe dans le
monde actuel une loi selon laquelle les F sont G, alors le Réalisme et
l’adoption du CCR impliquent qu’il est métaphysiquement impossible qu'a ne
soit pas G. Il n’existe aucun monde métaphysiquement possible où a est F
sans être G, car un tel monde devrait contenir l’universel F qui est identique
au F du monde actuel ; mais ce F de l’autre monde ne pourrait en même
temps pas être identique au F actuel, car le F actuel possède une propriété que
ne possède pas le F de l’autre monde : la propriété d’être nomiquement lié
à G.
Conclusion
Le réalisme nomologique soutient que les lois sont
source de relations de nécessité entre états de choses distincts : A
l’intérieur de la sphère des mondes possibles qui partagent nos lois
actuelles de la nature, aucun ne contient l’état de choses antécédent sans le
conséquent de l’instanciation d’une loi. Afin de réconcilier cette doctrine
avec la thèse combinatorialiste, Armstrong en arrive à soutenir que leur
dépendance n’est pas réelle mais seulement conceptuelle : en effet, il
propose que cette dépendance qui a son origine dans l’instanciation d’une loi,
est une forme de dépendance méréologique. La nécessité introduite par les lois
dans le monde des états de choses est une nécessité du même genre que la nécessité
en vertu de laquelle, si une pomme particulière ainsi que sa moitié gauche
existent, alors sa moitié droite doit également exister.
J’ai essayé de montrer que l’élaboration de cette idée
que propose Armstrong, n’est pas compatible avec le réalisme nomologique. Il
s’est avéré que le point crucial est l’interprétation de la nature de
l’instanciation d’une loi N(F, G) par un particulier a. L’existence
d’une connexion nécessaire entre l’antécédent et le conséquent de
l’instanciation ne pourrait être réconciliée avec le combinatorialisme que si
cette nécessité était d’un genre méréologique, en d’autres termes, si
l’instanciation de la loi était équivalente à la somme méréologique de son
antécédent et de son conséquent ; or, pour un réaliste nomologique, l’instanciation
d’une loi est plus que la somme méréologique de son antécédent et de son
conséquent. L’interprétation de la nature de la loi elle-même soulève une
difficulté semblable. Nous pouvons l’exprimer par un dilemme : ou bien la loi
N(F, G) est elle-même nécessaire ou bien elle n’est que contingente. Si elle
est nécessaire, elle permet d’expliquer la nécessité naturelle au niveau de ses
instanciations, exactement comme un type permet d’expliquer ses occurrences.
Or, l’hypothèse selon laquelle il existe une nécessitation primitive mais non
logique est incompatible avec le combinatorialisme. Comme nous l’avons vu,
Armstrong (1983) semble choisir cette corne du dilemme. Choisir l’autre corne
revient à essayer d’obéir aux principes du combinatorialisme : N(F, G) n’est
qu’un état de choses actuel non nécessaire bien qu’il soit de second ordre.
Mais cette position qu’Armstrong adopte explicitement à différents moments
(Armstrong 1983, chap. 11; 1989; 1997) est hypothéquée par la tâche inaccomplie
de montrer comment un état de choses contingent de second ordre peut être à
l’origine d’une relation de nécessitation entre des états de choses de premier
ordre.
L’idée directrice de l’actualisme Armstrongien
consiste à construire la possibilité à partir d’éléments pris au sein de
l’actualité. J’ai essayé de montrer que les mondes qui partagent nos universaux
doivent aussi partager nos lois, en appliquant le "Critère Causal de
Réalité" non seulement aux universaux, mais aussi à leurs propriétés qui
sont déterminées par les lois dans lesquelles ils figurent. Si ce raisonnement
est correct, alors le fait de considérer des universaux actuels nous oblige à
restreindre le domaine du possible à ceux parmi les mondes possibles où les
lois sont les mêmes que dans le monde actuel. Cela signifie que beaucoup moins
d’états de choses sont possibles que ce que prédit le combinatorialisme
permissif d’Armstrong. Le résultat de notre raisonnement nous oblige donc
d’abandonner le projet de réduire la modalité par l’analyse conceptuelle pure.
S’il est vrai que les lois imposent des contraintes sur ce qui est possible –
ce qui revient à dire qu’elles sont elles-mêmes nécessaires – alors il faut
conclure que la recherche métaphysique qui vise la découverte de la nature de
la modalité est inséparable de la recherche scientifique qui vise à découvrir
les lois qui règnent dans le monde actuel[22].
References
[1] Dans cet article, j’emploie le terme « nomique » en tant qu’adjectif relatif aux lois, en tant qu’entités réelles. En revanche, je réserve le terme « nomologique » pour caractériser le discours portant sur les lois et les connaissances relatives aux lois.
[2] L’expression «état de chose » est censée être neutre quant à la modalité. Un état de choses peut être actuel, seulement possible, ou au contraire nécessaire. En revanche, le terme « fait » désigne toujours un état de choses actuel (qui peut par ailleurs être nécessaire).
[3]Les expressions "antécédent" et "conséquent" servent ici à désigner les états de choses réels, non les expressions linguistiques qui les représentent.
[4]Une telle conception s’accorde avec le choix d’Armstrong d’introduire la notion d’un état de choses possible "de manière sémantique" (Armstrong 1989, p. 45) : ils sont ce qui est exprimé par des énoncés qui recombinent, grâce à la productivité et à la systematicité du langage, les expressions individuelles et les prédicats. Cela semble faire dépendre les possibilités de leur expression par des énoncés. Afin d’éviter une telle dépendance, Armstrong (1997, chap. 10.1.) a plus tard abandonné la thèse selon laquelle les possibilités sont des fictions, pour la remplacer par la thèse selon laquelle nous pouvons expliquer le fait que les vérités modales sont informatives, sans leur attribuer aucune sorte de réalité. Ce qui rend vrai l’état de choses possible selon lequel a est F (son « truth-maker »), ce n’est que la somme méréologique a+F où a est un particulier actuel et F un universel actuel.
[5]Bradley (1989, p. 40sq.; 1992, p. 219sq.) objecte que la restriction de la possibilité aux états de choses qui respectent la forme logique en respectant l’adicité de leurs universaux constitutifs, rend la tentative d’Armstrong de réduire la modalité circulaire. Selon Bradley, il est circulaire de dire que les états de choses possibles sont ceux qui sont logiquement possibles. Armstrong lui répond que cette restriction des possibilités est imposée par une proposition théorique qui n’est "ni nécessaire ni contingente" (Armstrong 1993, p. 155). Néanmoins, cette réplique n’est pas convaincante : ce qui restreint l’espace de la possibilité n’est pas la proposition elle-même, mais plutôt son truth-maker (cf. note précédente) ; et celui-ci doit être un état de choses nécessaire, faute de quoi il n’aurait pas la force modale qu’Armstrong lui attribue, de fonder la possibilité et l’impossibilité.
[6]Un universel complexe ou structurel n’est pas simplement la somme méréologique des universaux simples dont il se compose. C’est pourquoi il est important d’appeler ses composantes "constituants", et non "parties". Lors qu’il s’agit d’un universel conjonctif, comme celui d’être rouge et chaud, chaque particulier qui possède les deux termes de l’universel conjonctif possède automatiquement aussi l’universel conjonctif. Mais le fait de former la conjonction des universaux l’être P de _ et l’être Q de _, ne détermine pas encore de manière unique la nature de l’universel conjonctif : il faut encore spécifier si les particuliers qui doivent remplir la place vide dans l’expression des universaux, sont identiques, différents ou partiellement identiques (ont une partie commune). Être rouge et être chaud peuvent être combinés pour former une propriété complexe où les deux constituants sont exemplifiés par le même particulier. En revanche, les constituants de la propriété d’être une molécule de méthane, à savoir les propriétés d’être un atome C et d’être un atome H, doivent être exemplifiées par des parties des particuliers qui possèdent la propriété complexe (Cf. Armstrong 1997, p. 41-3). La conception Armstrongienne des universaux structuraux est problématique : dans sa forme présente, elle ne peut pas rendre compte de la possibilité qu’il y ait deux universaux structuraux différents, tels que le butane et l’isobutane qui partagent tous leurs constituants (Cf. Pautz 1997). L’identité d’un universel structurel doit contenir davantage que ses seuls constituants et l’information sur lesquels parmi ces constituants sont exemplifiés par des parties identiques ou différentes du particulier qui exemplifie, en tant que tout, l’universel structurel.
[7]Cf. Armstrong (1983, chap. 11).
[8]Plus loin, je contesterai qu'il s'agit là d'une réelle possibilité, en soutenant (en section 4) que les lois sont elles-mêmes nécessaires en un certain sens.
[9]Armstrong (1989, p. x) présente la nécessitation d’une régularité de premier ordre par une loi, comme l’un de trois cas où le Principe d'Indépendance ne s’applique pas. Les deux autres cas où ce principe est violé, sont les suivants : 1) Il existe un fait général qui dit que la conjonction de tous les états de choses de premier ordre est exhaustive. Cet état de choses "total" nécessite la conjonction de tous les états de choses de premier ordre qui est son objet. 2) L’existence de l’état de choses qu'a est F nécessite l’existence du particulier a et de l’universel F.
[10]L’interprétation de la nécessité naturelle pose un problème important que je dois ici laisser de côté : la nécessitation nomique n’est pas absolue mais réversible (defeasible). Des facteurs interférents peuvent empêcher l’état de choses conséquent de se réaliser alors que l’état de choses antérieur existe.
[11]Cette thèse s’accorde bien
avec une autre thèse soutenue par Armstrong (1983, p. 95) selon laquelle il est
logiquement possible qu’il existe des relations causales singulières qui ne
sont fondées sur aucune loi, quoique cette possibilité ne soit pas de fait
réalisée dans le monde actuel. Cf.
Heathcote et Armstrong (1991). Dans un ouvrage antérieur, Armstrong
(1978b, p. 149) adoptait encore la traditionnelle doctrine nomologique de la
causalité de l’empirisme logique qui exclut la possibilité d’une telle
« causalité singulariste » indépendante des lois. Sa position plus
récente est peut-être en partie motivée par – quoiqu’elle en soit logiquement
indépendante - la thèse épistémologique selon laquelle nous avons une
connaissance non-inférentielle de certaines relations causales singulières,
comme par exemple la connaissance du fait que quelque chose exerce une pression
sur notre corps. Cf. Armstrong
(1968, p. 96/7).
[12]Shoemaker (1980; 1998) et Fales (1993), à l’égard des lois causales, et Swoyer (1982) et Tweedale (1982; 1984) à l’égard des lois en général, ont également défendu la thèse selon laquelle elles sont logiquement ou métaphysiquement nécessaires.
[13]D’une manière semblable, Achinstein soutient que "ce qui est requis pour que P et Q soient [des propriétés] identiques [...] est que, nécessairement, si le fait d’avoir P cause quelque chose ou est causé par quelque chose, alors le fait d’avoir Q cause ou est causé par cette même chose " (Achinstein 1974, p. 272). Selon Shoemaker, c’est “son potentiel de contribuer aux pouvoirs causaux des choses qui l’ont” (Shoemaker 1980, p. 212) qui détermine l’identité d’une propriété. En revanche, Armstrong soutient que la thèse selon laquelle chaque universel est associé à son propre ensemble unique de pouvoirs causaux (ce que j’appelle ses liens nomiques à d’autres propriétés), thèse qu’il appelle "le principe Eléatique" (Armstrong 1984, p. 257), par référence à sa formulation par l’Etranger d’Elée dans le Sophiste (247d-e) de Platon, “n’est pas [...] une vérité nécessaire, mais seulement de la bonne méthodologie " (Armstrong 1984, p. 256). Il n’existe pas de meilleur moyen de découvrir la nature d’un universel que d’examiner ses pouvoirs causaux ; néanmoins, selon Armstrong, ces pouvoirs causaux ne constituent pas son identité de manière exhaustive. Cette prise de position s’accorde avec sa thèse selon laquelle les lois de la nature sont contingentes et selon laquelle les universaux ont une nature intrinsèque, une “quiddité” non-qualitative, qui est ontologiquement indépendante des pouvoirs causaux qui leur sont associés (ou, en d’autres termes, indépendants de leurs liens nomiques à d’autres universaux).
[14]Le statut épistémologique du principe est plus controversé que le principe lui-même. Davidson (1995) le considère comme une vérité conceptuelle, alors que Heathcote et Armstrong (1991) soutiennent qu’il faut l’interpréter comme ayant un statut empirique.
[15]Mellor (1991) et Mellor et Oliver (1997) défendent également la thèse selon laquelle l’identité des propriétés est déterminée par la place qu’elles occupent dans le système de toutes les lois de la nature (plutôt que par leur contribution aux pouvoirs causaux, comme le soutient Shoemaker), mais selon ces auteurs, cela est compatible avec la thèse selon laquelle les lois de la nature sont contingentes.
[16]Cf. Redhead et Teller (1992).
[17]Dans la littérature anglophone, l'essence non-qualitiative d'un particulier est parfois appelée "haecceity" et parfois "thisness".
[18]Cf. Adams (1979, p. 22), Armstrong (1997, p.
108).
[19]Armstrong (1997, chap. 10.41) soutient au contraire que les universaux peuvent à cet égard être traités en analogie avec les particuliers : il est selon lui concevable qu’il existe deux ou même plus d’universaux qui "ne diffèrent que numériquement les uns des autres " (Armstrong 2000, p. 20). Si c'était réellement concevable, cela justifierait l’idée de leur attribuer une essence individuelle non-qualitative, une “quiddité” qui est analogue à la “haeccéité” qu’on attribue aux particuliers afin de fonder la différence numérique de particuliers qui partagent toutes leurs propriétés.
[20]Mellor (1991, p. 167/8 et 175) suggère que l’énoncé de Ramsey d’une théorie scientifique complète fournirait des descriptions définies de toutes les propriétés réelles.
[21]Tweedale (1984, p. 186) reconnaît également cette possibilité.
[22]Je remercie David Armstrong pour les remarques critiques qu’il a bien voulu apporter à une version antérieure de cet article.