Sur
la réalité des propriétés dispositionnelles
(Colloque de
l’université de Caen (28 février-2 mars 2001):
“Le réalisme
des universaux”)
Claudine
Tiercelin (Université de Paris XII, Institut Jean-Nicod)
Pendant
longtemps, les dispositions ont eu un statut aussi peu respectable en
philosophie que celui qu’eurent, des siècles durant, les filles-mères:
associées à l’obscurantisme des qualités occultes, des pouvoirs, des capacités,
mais aussi aux difficultés inhérentes à la possibilité, les dispositions ont
fini par disparaître de notre “ameublement ontologique”, et par faire partie,
comme le concept de “cause” ou de monarchie absolue, de ce que Russell appelait
ces “reliques d’un âge révolu”. Tolérables comme des façons de parler, mais à
coup sûr inadmissibles, à titre d’entités ontologiques autonomes.
Toutefois,
depuis un certain temps, au terme de discussions dont la profondeur le dispute
à la complexité, un certain nombre de philosophes ont tenté de donner aux
filles mères le statut respectable de mères célibataires. Avant d’aborder
quelques unes des difficultés qui sont le plus mises en lumière dans les
discussions récentes[1], il convient donc de
rappeler quelques jalons d’une histoire contemporaine déjà fort riche.
Les
premiers pas effectués en faveur de la réhabilitation des dispositions sont
venus, non pas de métaphysiciens ou de théologiens, mais des philosophes des
sciences, et de leur prise de conscience du fait qu’il est impossible d’exclure
de la science certaines entités non observables. Si les positivistes logiques
ont cherché à réduire les dispositions, en tentant de les exprimer dans un
vocabulaire d’où serait exclue toute référence à des propriétés modales des
objets, c’est d’abord parce qu’ils ont dû admettre qu’elles étaient en un sens
inéliminables.
La
seconde tentative de réhabilitation des dispositions est venue (dans les années
50) de la philosophie de l’esprit et de la psychologie, et de la constatation
d’un double échec: celui tout d’abord d’une interprétation internaliste (ou
“cartésienne”) des phénomènes mentaux: ainsi l’attention aigüe d’un Ryle aux
dispositions — mais on trouverait des arguments très proches chez Wittgenstein
et Peirce — est directement liée à sa
critique du mythe du fantôme dans la machine. Mais échec également de toute
interprétation mécaniste ou strictement comportementaliste (ou behavioriste)
des phénomènes mentaux, incapable à son tour de rendre compte de certains états
évidemment dispositionnels tels que des désirs ou des croyances.
Le
troisième domaine qui a permis de redonner vie au concept de disposition est
celui des probabilités: face aux difficultés rencontrées aussi bien par des
conceptions subjectivistes ou conceptualistes que par des conceptions
fréquentistes des probabilités, certains (notamment Popper) ont essayé, dans le
sillage de deux auteurs-clés en la matière: Peirce, ici encore, et Frank
Ramsey, de reprendre le problème à partir d’une théorie propensionniste.
Enfin,
pour certains, c’est la nouvelle image du monde offerte par la mécanique quantique
qui semblait exiger de remettre à l’honneur les dispositions. On trouve cette
idée chez Popper: non seulement les dispositions sont réelles, mais l’univers
tout entier est fait de propensions [2]. Voici ce qu’écrit par exemple I.J. Thompson en
1988:
“La
position et la vitesse doivent à présent être rattachées non à des propriétés
spatiales ou à des formes actuelles, mais à des propensions… la mécanique
quantique emploie des dispositions du type “propension”, car c’est cela qui
manifeste de façon probabiliste ses effets. … Si donc nous nous demandons à
quoi doit ressembler le monde pour que la mécanique quantique le décrive
correctement… la notion [de disposition] a des chances d’être fondamentale pour
une analyse réaliste et non paradoxale de la physique quantique; aussi
importe-t-il de résister à certaines interprétations de la physique et du monde
physique qui rendent impossibles les dispositions…Dans la théorie quantique des
champs (une forme plus complète de la physique quantique), c’est jusqu’à l’existence des objets qui est une
propriété dispositionnelle, laquelle peut ou non se manifester, comme par
exemple, des paires de particules et d’anti-particules peuvent ou non se
former”[3].
Mais,
on le voit, dans chacun de ces cas, la réhabilitation n’a pas signifié le même
type d’engagement. En tout cas, pour beaucoup, elle n’a signifié aucun
engagement ontologique du tout.
Quand
on n’a pas éliminé les dispositions, on a souvent cherché (non sans raison) à les réduire, ce qui
s’est d’abord traduit par le déplacement des problèmes ontologiques sur le
terrain de l’épistémologie ou de la sémantique.
Un
pas plus net en faveur de l’admission d’une certaine “réalité” des dispositions
a été franchi dans l’analyse contemporaine,
lorsqu’il a été à peu près admis que le problème n’était plus tant —
comme c’était encore le cas chez le Carnap des années 30 et chez les
positivistes (et comme ce l’est encore sans doute chez Quine)— de savoir si
l’on doit se passer de notions modales comme celle de nécessité, de possibilité
ou de disposition, que de savoir comment interpréter ces notions et
déterminer si l’usage, en lui-même parfaitement légitime, des notions modales
et des notions dispositionnelles en science, est ontologiquement. fondé
ou non. C’est ce type de discussion que l’on retrouve par exemple chez des
auteurs comme David Armstrong dont on connaît les engagements métaphysiques
forts.
Mais réfléchir à la portée ontologique des
dispositions ne veut pas dire qu’on leur accorde nécessairement une réalité:
pour Armstrong en effet, si les dispositions ne sont pas seulement les ombres
ontologiques de prédicats, elles n’en restent pas moins des propriétés qui
ne sont pas autonomes, puisqu’elles ne peuvent avoir de véritable statut qu’à
condition d’être rapportées à des propriétés plus fondamentales, leurs “bases
catégoriques”, celles qui sont données, par exemple, par la microstructure ou
la dimension spatio-temporelle.
Une
réaction assez forte à ce “catégoricalisme” d’Armstrong a précisément consisté,
dans la lignée d’auteurs comme Popper ou Mellor, à défendre l’idée d’une
relation, certes nécessaire, entre les propriétés dispositionnelles et leur
base, mais en interprétant cette base elle-même comme dispositionnelle.
La
question qu’il faut évidemment se poser est celle de savoir si le
dispositionnalisme ainsi compris est correct, s’il constitue la seule manière
de défendre la réalité des dispositions ou s’il existe d’autres voies, qui
permettraient d’échapper à la réduction sémantique ou épistémologique des
dispositions, sans pour autant signifier un retour pur et simple au charme
discret des pouvoirs et autres vertus dormitives.
1.
L’élimination des dispositions.
Même
si les dispositions ont gagné en respectabilité, ce n’est pas dire qu’elles
aient remporté, ou qu’elles remportent encore aujourd’hui, tous les suffrages.
Bon nombre de philosophes continuent de penser que l’attitude correcte à leur
égard est la pure et simple élimination [4], et que l’introduction de dispositions indique
seulement le niveau d’imperfection de certaines de nos connaissances
scientifiques. Comment ne pas rappeler ici ce qu’écrivait Robert Boyle en 1666:
“Les
corpuscularistes montreront que les qualités mêmes de tel ou tel ingrédient
viennent de sa texture particulière et des affections mécaniques des
corpuscules sont il est fait”[5].
Tous
les mystérieux pouvoirs hérités de la philosophie aristotélicienne peuvent donc
s’expliquer en termes de formes et de structures, en un mot, de qualités
premières des choses. Le regretté Quine a exprimé en 1974 dans The Roots of
Reference un projet très voisin de celui de Boyle:
“Chaque
disposition, à mon sens, est un état ou un mécanisme physique. Le nom d’une
disposition spécifique, comme par exemple la solubilité dans l’eau, mérite sa
place dans le vocabulaire de la théorie scientifique comme nom d’un état ou
d’un mécanisme particulier. Dans certains cas, comme dans le cas aujourd’hui de
la solubilité dans l’eau, nous comprenons les détails physiques et sommes
capables de les présenter explicitement en termes de l’arrangement et de
l’interactions de petits corps. Une telle formulation, une fois achevée, peut
même dès lors prendre la place du vieux terme dispositionnel, ou s’entendre
comme sa nouvelle définition”[6].
Pour
résumer: les dispositions sont des concepts qui ont besoin de se racheter une
conduite. La compréhension, en termes dispositionnels, d’un phénomène n’en
constitue pas une compréhension adéquate d’un point de vue scientifique; des
termes non dispositionnels doivent remplacer l’idiome dispositionnel. Il
revient à la science de le faire. Par implication, s’il n’y a pas d’état ou de
mécanisme particulier avec lequel on puisse mettre en parallèle un terme
dispositionnel, alors ce dernier n’a pas sa place dans le vocabulaire
scientifique[7].
2.
La réduction des dispositions et ses difficultés.
L’attitude
prônée par les positivistes logiques d’un côté, ou par des auteurs comme Ryle
ou Goodman de l’autre, a été en un sens plus constructive. On ne dit pas que la
disposition est une propriété qui n’existe pas, mais il s’agit bien tout de
même de la réduire le plus possible. On reste acquis à l’idée que les problèmes
relatifs aux dispositions sont bien, comme le souligne Goodman, “parmi les plus urgents et les plus
pénétrants auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui dans la théorie de la
connaissance et dans la philosophie des sciences”[8], mais on déplace
l’examen du problème du plan ontologique au plan épistémologique et
sémantique, en raison notamment du fait que les dispositions font
intervenir la possibilité, modalité mystérieuse s’il en est.
“En plus
des propriétés observables et des processus effectifs qu’elle subit, une chose est remplie de menaces et
de promesses. Les dispositions ou capacités d’une chose — sa flexibilité, son
inflammabilité, sa solubilité, ne sont pas moins importantes pour nous que son
comportement manifeste, mais elles nous semblent par comparaison plutôt
éthérées. Nous sommes alors portés à nous demander si nous pouvons les définir
de façon plus terre-à-terre, auquel cas nous pourrions expliquer les termes de
disposition sans aucune référence à des pouvoirs occultes”[9].
Et il poursuit, dans un
chapitre au titre évocateur, « Le trépas du possible » :
“Quelques unes des choses qui me semblent
inacceptables sans explication ont pour
nom pouvoirs ou dispositions, assertions contrefactuelles, entités ou
expériences possibles mais non réalisées, neutrinos, anges, démons et classes”[10].
L’attitude
préconisée consiste alors à changer de sujet et — ce qui n’est d’ailleurs pas
forcément plus facile— à s’attaquer à l’examen de notions permettant de prendre
les dispositions mieux en charge, telle que celles de loi, de conditionnel
contrefactuel, et à l’élaboration d’une théorie correcte de la généralisation
inductive.
2.1.
La réduction carnapienne.
C’est
à ce type de tâche que se consacre Carnap en 1936 dans Testability and
Meaning [11]. Ainsi que l’avait
montré Peirce dès 1878, Carnap s’aperçoit en effet que l’on peut définir les
dispositions en termes de conditionnels du type:
(1)
si x était placé dans l’eau, x se dissoudrait.
c’est-à-dire,
en termes de conditionnels “contrefactuels” selon la terminologie consacrée.
Mais ils s’aperçoit tout aussi vite qu’une interprétation philonienne du
conditionnel conduit à des paradoxes: “x est soluble” ne peut pas être
équivalent en signification à un conditionnel matériel du type:
(2)
si x est placé dans l’eau, il se
dissout.
puisque
cet énoncé peut être vrai si l’antécédent est faux et a donc pour conséquence
qu’un objet qui n’est jamais placé dans l’eau pourrait se dissoudre[12]. Autant dire alors,
comme le notait Peirce, qu’on doit reconnaître comme vrai des énoncés tels que:
“Si le diable était élu Président des Etats-Unis, cela s’avèrerait extrêmement
profitable au bien-être des gens (puisqu’il ne sera pas élu)”[13] (3.443).
Pour résoudre ce paradoxe[14], Carnap admet qu’il
n’est pas possible de donner une définition vérifonctionnelle des dispositions,
mais que cela importe peu en définitive, tant qu’on peut les réduire à des
énoncés construits à partir d’énoncés observationnels: “Tous les termes
scientifiques peuvent être introduits comme des termes dispositionnels sur la
base de termes observationnels, soit par définition explicite soit par ce qu’on
appelle des énoncés de réduction, qui constituent une sorte de définition
conditionnelle”[15] dont la
formulation est la suivante: “si n’importe quel x est mis dans l’eau à
n’importe quel temps t, alors, si x est soluble dans l’eau, x se
dissout au temps t, et si x n’est pas soluble dans l’eau, il ne
se dissout pas”. Pour parler des
dispositions non testées, on ajoutera simplement à l’énoncé de réduction la
clause suivante: chaque fois qu’un
antécédent n’est pas vrai, à n’importe quel temps t, dans des cas non
testés, alors, il n’est ni vrai ni faux d’attribuer la disposition. Ainsi on
n’affirme ni ne nie la présence de la disposition. Elle n’a simplement aucune
valeur de vérité, puisqu’elle n’a pas de contenu empirique confirmé. On
parvient donc à une solution parfaitement vérificationniste au problème, proche
de celle également adoptée dans un premier temps par Peirce, qui restreignait
la définition des énoncés dispositionnels aux seuls cas où la disposition est
en train de s’actualiser: ainsi, dire qu’un objet, par exemple un diamant, est
dur, n’a de sens qu’aussi longtemps qu’on le soumet à un test de dureté, i. e.
par exemple, qu’on essaie de le rayer. Si cette condition est remplie, soit le
test aboutit (on n’arrive pas à rayer l’objet) et on conclut que l’objet
possède la disposition, i.e. que l’énoncé dispositionnel est vrai (le diamant
est dur), soit le test échoue et l’énoncé dispositionnel est alors jugé faux.
Si la condition n’est pas vérifiée, l’énoncé n’a pas de valeur de vérité: il
est absurde de se demander à propos d’un diamant qu’on n’a jamais essayé de
rayer s’il est dur ou non “Il n’y a absolument aucune différence entre une
chose dure et une chose molle, tant qu’on ne les a pas soumises au test”[16]. Toutefois, comme
Peirce le dira bientôt, ce qu’on aimerait pouvoir dire d’un objet qui a passé
une ou plusieurs fois un test approprié, tout en n’y étant pas soumis au moment où l’on parle, c’est
qu’il possède cette disposition, et non pas qu’il n’est pas pertinent de se
demander s’il la possède ou non.
Entre autres défauts, comme le note Mellor,
la démarche de Carnap a celui d’être incapable de rendre compte d’un aspect sur
lequel Aristote avait d’ailleurs beaucoup insisté, a savoir la mutabilité des
dispositions[17].
2.2.
La tentative de réduction rylienne.
A
cet égard les tentatives de réduction menées par Ryle[18] sont plus convaincantes. D’un côté en effet, il est dit que les
dispositions ne sont pas des substances, qu’elles ne sont réductibles ni à des
événements ni à des états, ni à des activités: affirmer qu’une disposition
n’est pas un état, c’est considérer qu’elle a une manière spécifique d’exister
dans l’espace et dans le temps; ce qui est particulièrement net dans le cas des
dispositions relevant d’un savoir faire: à partir du moment où il est établi
que quelqu’un possède une disposition et aussi longtemps qu’il la possède, il
n’y a pas de façon satisfaisante de répondre à la question de savoir à quel
moment il l’a. Point également souligné par Peirce et par Wittgenstein:
“Si on
demandait: quand sais-tu jouer aux échecs? Tout le temps? Ou au moment où tu
dis que tu sais? Ou pendant que tu joues un coup dans une partie? Et comme il
est étrange que savoir jouer aux échecs demande si peu de temps, alors qu’une
partie en demande tellement plus”[19].
Essayons par exemple de donner sens aux énoncés
suivants:
1)
“Ce verre est fragile ici”. 2) “Ce verre a été fragile hier soir”.
3)
“Pierre est colérique à Paris”. 4) Diane sait jouer du piano à Mexico.
Les
dispositions n’ont donc pas plus de spatialité que de temporalité authentiques.
Une disposition n’est pas situable, tel un point, ou un intervalle temporel
déterminé: essayer de la situer, c’est commettre une erreur de catégorie. Aussi
Peirce comme Wittgenstein considèrent-ils que les dispositions ne sont pas dans
l’esprit: non parce qu’elles se trouveraient ailleurs, mais parce qu’elles ne
se trouvent en un sens nulle part. A ceux qui soutiennent que “la faculté de
langage réside dans un certain lobe”, Peirce objecte qu’il serait plus vrai de
dire que le langage se trouve dans la langue (tongue) ou dans l’encrier[20].
Néanmoins,
qu’une disposition ne soit pas un épisode ou une éventualité, c’est-à-dire
quelque chose de localisable dans le temps et dans l’espace, ne permet pas
d’inférer qu’elle n’a absolument aucune forme de durée. Comme le dit Ryle: “Il
n’y a rien d’incompatible à dire que les énoncés dispositionnels ne racontent
aucun incident et à admettre que les énoncés dispositionnels peuvent avoir une
temporalité (tenses). “Il a été fumeur pendant un an” et “Le caoutchouc
a commencé à perdre son élasticité l’été dernier” sont des énoncés
dispositionnels parfaitement légitimes; et s’il n’était jamais vrai qu’un
individu pût commencer à savoir quelque chose, le métier de professeur
n’existerait pas”[21]. Bref, si les
dispositions n’avaient rien de temporel, on voit mal comment elles pourraient
être acquises ou se perdre[22].
Mais pour Ryle, les dispositions ne
sauraient être entendues comme des propriétés réelles des objets. “Soluble”,
par exemple, n’énonce aucun fait: il nous permet seulement d’inférer de
“x est mis dans l’eau” que “x se dissout”. En ce sens, deux
verres à l’apparence identique, mais dont l’un seulement est fragile, sont en
fait identiques tant qu’on ne les a pas fait tomber :
“Les énoncés
dispositionnels ne sont ni des comptes rendus d’états de choses observés ou
observables, ni non plus des compte rendus d’états de choses non observés ou
non observables” [23].
Ryle s’inscrit dans une perspective
classiquement qualifiée de humienne, où l’on fait une distinction tranchée entre
ce qu’est une chose et la manière dont elle est disposée à se comporter, entre
ses propriétés non dispositionnelles (ou “catégoriques”, telles que ses
propriétés spatio-temporelles), et les propriétés dispositionnelles relevant de
ce que la chose est susceptible de faire. En d’autres termes, ce qu’est la
chose dépend de ses propriétés. Quant à ses dispositions, elles dépendent des
lois de la nature (qui sont contingentes), ces deux déterminations étant
censées être indépendantes: des choses qui auraient exactement les mêmes
propriétés, mais qui se trouveraient dans des mondes possibles différents, se
comporteraient différemment, si, dans ces différents mondes possibles, les lois
de la nature étaient différentes. Comme les propriétés dispositionnelles sont indépendantes
de la chose, elles ne peuvent caractériser son essence, et ne peuvent donc pas
être des propriétés essentielles: elles sont simplement contingentes. On mesure
ici toute la distance qui sépare une perspective de ce genre d’une conception
comme celle d’Aristote, des médiévaux ou de Leibniz, selon laquelle il y a des
pouvoirs causaux, des capacités, ou des potentialités, et selon laquelle la
nature d’une chose n’est pas indépendante de ses dispositions, où, par
conséquent, il n’y a pas de distinction nette entre ce qu’est une chose, son
essence, et les manières dont elle peut se comporter, ou est disposée à se
comporter, ou, en termes leibniziens, son activité[24]. Les dispositions qu’a
l’objet sont dites être seulement relatives à notre connaissance des
lois particulières.
Il n’y a donc rien d’autre, derrière la
disposition, que ses manifestations possibles, “possible” signifiant seulement
que nous avons le droit de faire une certaine inférence. Pour Ryle, suivant ici
encore Hume, une loi de la nature n’a rien de réel: ce n’est rien d’autre que
ce qu’il appelle un “ticket inférentiel”. L’attribution de “ fragile” à un
objet, par exemple, dépend de la présence d’une loi causale, laquelle énonce
simplement des conjonctions constantes entre des événements d’un certain
type et des événements d’un autre type. Rien toutefois dans les choses qui
corresponde à la propriété dispositionnelle, en dehors de cette conjonction
constante entre événements. Ainsi, supposons que ce soit une loi que chaque
fois qu’on laisse tomber un certain
type de verre, il se brise. Dire qu’un verre est fragile, c’est simplement dire
que si on le laissait tomber ainsi, il se briserait. Les inférences autorisées
par “ce verre est fragile” ne sont qu’un sous-ensemble de celles qui sont
autorisées par la loi. En toute rigueur, l’énoncé “ce verre est fragile” n’est
donc pas un énoncé vrai ou faux, il est plutôt de la nature d’une règle
, au même titre qu’une règle de logique qui est plus justement dite “valide”
que “vraie”. Il n’a donc pas besoin de
ce que D. Armstrong appelle un “truthmaker”
(véri-facteur)[25]. La disposition sera
définie de manière purement opérationnelle en termes des énoncés conditionnels
contrefactuels qui établissent ses conditions de manifestation[26].
Mais les difficultés d’une telle position
sautent aux yeux: que dire d’un verre qu’on ne fait pas tomber? Comment
justifie-t-on l’inférence de “on fait tomber le verre “ à “il se brise”,
puisque celle-ci ni ne relève d’une “autorité logique”, ni “ne dérive de l’occurrence
présente d’aucun événément”[27]?
3.
Un premier pas vers l’engagement ontologique: l’identité des dispositions et
des propriétés catégoriques.
Un
pas en direction d’une forme d’engagement ontologique est celui accompli par
ceux qui admettent que les dispositions sont des propriétés, mais que ce sont des propriétés soit réductibles
soit identiques en fait à d’autres propriétés (“catégoriques”) comme celles de
forme ou de localisation
spatio-temporelle). Le philosophe australien Armstrong est le plus éminent
défenseur de cette position: à moins d’admettre qu’une disposition comporte une
base non-dispositionnelle, on n’a aucune raison de la postuler entre ses
manifestations. L’application d’un prédicat dispositionnel doit bien dépendre
de l’existence d’une “base catégorique”, comme la microstructure de l’objet,
qui, elle, n’est pas dispositionnelle.
C’est en vertu de la réalité de cette “base” non dispositionnelle que la
disposition est réelle, catégorique:
“Parler d’un objet comme
ayant une propriété dispositionnelle implique logiquement que l’objet soit dans
quelque état non-dispositionnel ou qu’il possède quelque propriété (il existe
une “base catégorique” qui est responsable du fait que l’objet manifeste un
certain comportement)”[28].
Ainsi un
verre fragile diffère (par exemple) par sa structure moléculaire d’un verre qui
ne l’est pas; un homme qui a une
croyance diffère, par un certain état cérébral, de quelqu’un qui n’en a pas. On
est bien en présence d’un réductionnisme[29] puisqu’il ne s’agit pas
seulement de parler d’implication logique, mais d’affirmer que les propriétés
dispositionnelles doivent être identiques à leur base catégorique. Du reste,
comme l’a bien vu C. B. Williams, Armstrong considère, comme Quine, que c’est
au savant de découvrir la “nature concrète” de la disposition[30]. Par ailleurs, il
semble suggérer que tout ce qui est réel est catégorique, et que l’on ne doit
pas admettre de potentialités réelles:
“Il est impossible que
le monde contienne quoi que ce soit d’autre et de plus que ce qui est actuel
(réel). Car il n’y a pas d’intermédiaire entre l’existence et la non-existence”[31].
Cette
affirmation en faveur du “catégoricalisme” est confirmée dansA World of
States of Affairs[32]: toutes les propriétés
authentiques sont non-dispositionnelles.
Si
l’engagement en faveur des dispositions s’appuie bien sur une certaine
ontologie, et de surcroît, une ontologie réaliste, elle ne constitue donc pas
du tout une affirmation de la réalité des dispositions, puisque les propriétés
catégoriques restent les propriétés fondamentales. Loin donc d’attribuer aux
dispositions un statut de propriétés autonomes et intrinsèques des objets,
cette théorie leur attribue un statut dérivé et extrinsèque. Si la soi-disant
“réalité” des dispositions tient à leur base non dispositionnelle,
comment les dispositions peuvent-elles être réelles, et jouer un rôle effectif
dans l’explication du comportement de telle ou telle chose? Si un terme comme
“fragile” n’est là que pour désigner implicitement l’existence d’une propriété
interne de la structure actuelle et occurrente d’un objet, quel
peut bien être son rôle explicatif, comparé à cette structure causale réelle?
Paradoxalement donc, la réduction des
dispositions à leurs bases “réelles” tend à en faire de simples potentialités,
non réelles, proches des fameuses vertus dormitives.
4. Le dispositionnalisme.
Le
véritable engagement en faveur de la réalité des dispositions ne commence
vraiment qu’à partir de la thèse (dite dispositionnaliste[33]), selon laquelle toutes
les propriétés ou presque, y compris les plus fondamentales, sont en fait dispositionnelles[34]: si l’on admet bien
avec le réalisme catégorique l’existence nécessaire d’une corrélation entre la
disposition et sa base, on nie que cette dernière soit non dispositionnelle. Il
n’y a dès lors plus de distinction entre les propriétés censées être non
dispositionnelles et les propriétés dispositionnelles: comme vont le dire
Popper, puis Goodman et Mellor, les propriétés sont toutes
dispositionnelles. Corrélativement, les prédicats habituellement considérés
comme non dispositionnels sont considérés comme dispositionnels. Quand nous
réfléchissons à ce que peuvent être les bases catégoriques des objets, nous
avons tendance à penser à des configurations spatiales de certaines choses —
des choses dures, massives, dotées d’une forme et résistant à la pénétration ou
au déplacement. Mais la résistance est par excellence une propriété
dispositionnelle; l’étendue, comme y insista Leibniz, ne peut s’entendre qu’en
relation avec telle autre propriété à même de définir les limites de la chose
en question: ainsi, la dureté va de pair avec la résistance, et la masse n’est
connaissable que par ses effets dynamiques. Un électron n’est pas quelque chose
que l’on pourrait identifier indépendamment de ses pouvoirs causaux, capacités
ou propensions. Tout au contraire, ce qu’un électron est disposé à faire,
c’est-à-dire, la manière dont il est disposé à interagir avec des champs et
avec d’autres particules, est ce qui fait de lui le genre de chose qu’il est.
Une particule est un électron si et seulement si elle est disposée à se
comporter ainsi que le fait un électron. Ses propriétés dispositionnelles
relèvent donc de son essence[35]. Ce qui revient aussi à
dire que, contrairement à ce que soutient le catégoricaliste, les propriétés
dispositionnelles des espèces les plus fondamentales de choses ne peuvent
varier d’un monde à l’autre.
Ce que nous montrerait donc la science,
c’est l’omniprésence des propriétés dispositionnelles. Nous partons de propriétés
dispositionnelles macroscopiques telles que la dureté, la fragilité ou la
malléabilité. Nous leur trouvons des bases comme la longueur, le volume, la
pression, la charge électrique, le courant, les champs, et dans le même temps,
les capacités des choses à y réagir comme à les affecter. Plus nous descendons
vers des bases ultimes, plus nous trouvons de propriétés dispositionnelles du
même genre. Aussi n’y a-t-il rien de problématique à soutenir que les
propriétés dispositionnelles sont réelles, puisqu’en vérité, ce sont les seules
propriétés qui existent.
Dans une telle perspective, l’essentiel
n’est donc plus tant de distinguer, entre propriétés, celles qui sont
dispositionnelles de celles qui ne le sont pas que de donner un critère
satisfaisant permettant de dire d’une propriété qu’elle est réelle; partant, de faire le tri entre les
dispositions réelles et les pseudo-dispositions. Mellor en propose deux: que la propriété se manifeste de plus
d’une manière et qu’elle soit nomiquement connectée à d’autres propriétés. On
observera que la plupart des propriétés catégoriques passent le test de la
connexité: Des différences de forme, de taille, et autres propriétés
catégoriques sont bel et bien des différences, parce que des différences dans
les relations spatio-temporelles et donc dans les structures constituent de
réelles différences[36]. Mais les propriétés
dispositionnelles passent aussi bien le test de la connexité que les propriétés
catégoriques; ainsi, tout autant que peut l’être la forme, la masse inertielle,
par exemple, est nomiquement connectée à d’autres propriétés.
Un
meilleur critère pour tester la “réalité” des dispositions, et donc pour
distinguer dispositions réelles et pseudo-dispositions, serait peut-être de
s’attarder sur le type de processus qu’elles mettent en œuvre. Des dispositions
réelles impliqueraient des changements réels dans l’objet: ainsi, la
solubilité est une disposition réelle, parce qu’une substance soluble subit un
réel changement lors de la manifestation de la disposition. Ce qui n’est pas le
cas de la triangularité, même si l’on peut dire qu’un objet particulier a la
disposition à paraître triangulaire, ou est tel que si nous devions compter ses
coins, nous en trouverions trois. De telles dispositions ne sont donc pas authentiques.
Elles n’impliquent que ce que Geach appelait des “changements Cambridgiens”[37]. On observera au
passage que c’est à peu près en vertu du même principe, qu’Ockham, au chapitre
55 du livre I de la Somme de logique, parvient à des conclusions assez voisines.
L’ontologie ockhamiste admet, comme on
sait, deux groupes fondamentaux d’entités: les substances et les qualités. Or,
les dispositions relèvent des qualités, comme l’avait montré Aristote au
chapitre 8 des Catégories [38] : mais certains modernes,
observe Ockham, ont soutenu (à tort) que chaque qualité est une chose
réellement distincte de la substance et de la quantité et des choses relatives,
et que les contenus des autres sortes de qualités sont “réellement distincts
l’un de l’autre”. Ainsi :
Etant donné (A): il ne peut y avoir de
passage du contradictoire au contradictoire en dehors de la génération ou de la
corruption de certaines chose (res)) , “Socrate est malade” et “Socrate
est bien portant”, ne pourraient pas être successivement vrais à moins que
quelque chose de réellement distinct de Socrate, disons, une qualité réellement
distincte de santé, ne soit produite. De même “Cléopâtre est belle” et
“Cléopâtre est laide” ne pourraient pas être successivement vraies à moins
qu’une chose réellement distincte, disons la qualité de beauté, ait d’abord été
présente en Cléopâtre puis se soit corrompue[39].
Mais voilà
qui est, ontologiquement trop permissif, considère Ockham : ce qu’il faut
plutôt dire, c’est que certains qualités sont des choses réellement distinctes
de la substance alors que d’autres ne le sont pas:
“Pour
savoir quand une qualité doit être considérée comme quelque chose d’autre que
la substance et quand elle ne le doit pas, il faut procéder de la manière
suivante: lorsque certains prédicables qui ne peuvent se vérifier en même temps
de la même chose peuvent s’en vérifier successivement du seul fait d’un
mouvement local, il n’est pas nécessaire que ces prédicables signifient des
choses distinctes” [40].
Or, si une
chose suffit à la vérité d’une proposition, il est superflu d’en assumer deux
et donc de supposer la distinction réelle de telles qualités Il le faut en
revanche si le mouvement local est incapable d’en rendre compte.
Mais l’application du critère conduit
alors à éliminer tout engagement ontologique s’agissant du concept de figure,
car un mouvement local peut être responsable de l’apparition ou de la
disparition de la figure d’une chose, et donc de la vérification du terme de
figure: “droit et “courbe” ne nous imposent pas de poser autre chose que la
substance droite ou courbe, car, comme l’ont montré M. Adams et C. Michon[41], un mouvement local de ses parties est à
l’origine de cette dénomination il en
est de même de la densité ou de la
rareté. Partant, la quatrième sorte de concept de qualité est sans engagement
ontologique et ne nous oblige pas à poser des figures[42] .
Les
propriétés ne seraient donc pas toutes vraiment dispositionnelles. Cette
conclusion aurait pour premier mérite de nuancer l’argument de la non distinction
entre propriétés dispositionnelles et propriétés non dispositionnelles et de
minimiser ses relents idéalistes fâcheux, qui ne sont pas sans rappeler les
effets de la suppression, par Berkeley, de la distinction lockéenne entre
qualités premières et qualités secondes: ne faudrait-il pas dire en effet que
toutes les qualités sont des qualités secondes perçues, et que la matière
demeure à jamais inscrutable? De même, l’argument de la connexité des
propriétés rappelle l’univers leibnizien et le risque que fait encourir un
dispositionnalisme intégral: celui, en définitive, de dé-réaliser la plupart
des propriétés, et de rendre la notion de vérité elle-même inapplicable. De
plus, considérons le cas où la disposition ne se manifeste pas: on est alors
obligé d’admettre, comme l’observe Armstrong, que “l’objet a toujours en lui,
de manière essentielle, une référence à la manifestation qui ne s’est pas
produite. Il pointe en direction d’une chose qui n’existe pas”[43].
Pour certain auteurs au demeurant, l’intentionnalité
— que Brentano tenait pour une marque distinctive du mental (dirigée vers des
objets ou des états de choses qui n’existent pas) — est une marque, non pas du
mental, mais, comme le dit Ullin Place, du dispositionnel[44].
On le voit: si l’on admet que les choses
physiques ne sont rien d’autre que des dispositions et des pouvoirs, il faut
alors admettre qu’il y a de l’intentionnalité partout[45]. Aussi certains — tel
Armstrong— suggèrent-ils d’adopter une doctrine un peu plus déflationniste
mais qui n’en reste pas moins à même de rendre compte de pouvoirs et de
dispositions qui ne se sont pas manifestés[46] .
Est-ce
à dire dès lors qu’il faille rejeter toute forme de dispositionnalisme au
profit du catégoricalisme, et plus encore renoncer à être réaliste relativement
aux dispositions? Dans ce qui suit, on voudrait proposer quelques pistes
susceptibles d’éviter ces conclusions.
5.
Comment être réaliste relativement aux dispositions sans être un
dispositionnaliste intégral?
5.1. L’approche fonctionnaliste des
dispositions de S. Mumford.
Au
chapitre 9 de son livre, S. Mumford propose une théorie fonctionnaliste des
dispositions, qu’il juge à même de répondre aux objections précédentes — et
partant, à même de tenir compte simultanément 1) du nécessaire maintien d’un
certain niveau de distinction, difficilement éliminable, entre le
dispositionnel et le catégorique, 2) du rôle vraiment causal des
dispositions, 3) du fait enfin que les attributions de dispositions sont
relatives au monde — et de se présenter malgré tout comme “réaliste” [47].
Mumford
considère que la nature est composée d’une hiérarchie de niveaux
dispositionnels et sub-dispositionnels, où sont présentes, à chaque niveau, des
instances de propriétés structurelles ou non dispositionnelles qu’on peut
identifier à des dispositions. Ainsi, “plusieurs choses peuvent être solubles
mais si elle le sont, c’est en vertu du fait qu’elles possèdent une propriété
qui a le rôle fonctionnel de causer la dissolution lors de l’immersion dans
l’eau. Rien n’est dit sur ce qu’est la spécification non fonctionnelle de cette
propriété dans des cas tels que la
solubilité, l’élasticité, la fragilité et autres: le rôle fonctionnel est un
rôle causal spécifié en termes d’antécédents causaux typiques et de conséquences
causales typiques”[48]. Dès lors, on définira
une attribution dispositionnelle comme “la caractérisation fonctionnelle d’une
propriété” permettant de dire quelle
contribution causale la possession de cette propriété apporte à celui qui la
possède sans rien dire sur la manière dont est provoqué le rôle causal[49]. Ce sont bien des bases
catégoriques qui sont à l’origine de ces rôles causaux mais on ne peut
directement réduire les dispositions à de telles bases[50]. Partant, une propriété
ne sera dite dispositionnelle (ou
catégorique) que relativement à un choix d’explanandum[51]: “Relativement au rôle
fonctionnel consistant à causer la dissolution dans un liquide, la dénotation
d’une propriété P qui a ce rôle causal, par nécessité conceptuelle — la
solubilité — est dispositionnelle. Dénotée de telle manière qu’elle ne
nécessite pas conceptuellement ce rôle causal, peut-être en termes de structure
moléculaire, cette même propriété se trouve être non dispositionnelle.
Néanmoins par l’argument du rôle causal, ces deux dénotations ont trait au même
état ou à la même instance de propriété”[52].
Toutefois, il n’est pas sûr que ce vocabulaire
de fonctions soit très satisfaisant: comme l’ont montré plus généralement les
critiques du fonctionnalisme, il est difficile en effet de donner une
caractérisation de fonction qui ne comporte pas un élément relatif à
l’observateur[53]. On sait qu’une chose
(état, artefact ou organe) peut être la cause de comportements très variés: un
état peut être à l’origine de la dissolution dans l’eau mais aussi du fait
d’avoir un goût salé; le cœur peut pomper le sang mais il fait aussi du bruit,
ou encore, le téléphone peut faciliter la communication mais il absorbe et
réfléchit aussi la lumière. Dans chacun de ces trois cas, comment dire, parmi
ces comportements, celui qui est la fonction de l’état, de l’organe, ou de
l’artefact? Dans les deux derniers cas, cela semble relativement aisé, en
introduisant une forme ou une autre de téléologie: ainsi, faciliter la
communication est la fonction d’un téléphone, plutôt que le fait d’absorber ou
de réfléchir la lumière, parce que c’est ainsi que s’explique la présence
du téléphone. De même, on peut
expliquer, en termes d’évolution, les fonctions des organes et des organismes:
c’est parce que le cœur a pompé le sang, et non parce qu’il fait du bruit,
qu’il a été naturellement sélectionné pour certains organismes: nous avons un
cœur parce qu’il pompe le sang, non parce qu’il fait du bruit (facteur
accidentel). Mais comment appliquer la distinction entre accident et fonction
dans le cas des dispositions? Comment,
de la dissolution dans l’eau ou du fait d’avoir un goût salé, établir,
de ces deux comportements, celui qui est la fonction de la “solubilité”? On
répondra peut-être que le comportement qui est la fonction de l’état est, de
tous les prédicats possibles pouvant dénoter l’état, relatif à celui qui est
utilisé: on peut utiliser le prédicat “solubilité” pour dénoter l’état; la
dissolution dans l’eau sera donc comprise comme la fonction de l’état, et le
fait d’avoir un goût salé comme un accident. Mais cela appelle tout de même
quelque justification[54]; en outre, on ne voit
pas bien le sens qu’il y aurait à dire (comme on l’avait fait dans les deux cas
précédents du téléphone ou du cœur) que c’est la dissolution dans l’eau qui
explique la présence de la
solubilité. Or si le mérite essentiel de cette approche n’est pas de trancher
la question ontologique, mais simplement de repérer quel est le prédicat
servant à dénoter la propriété, en quoi avons-nous fait un pas en direction du
réalisme? [55]
Comme
le rappelle Mackie: “Il peut se faire que la plupart des propriétés ne nous
soient connues que sous la forme de dispositions, et soient donc inévitablement
décrites et introduites dans un style dispositionnel. Mais ce n’est pas cela
qui assure que ce qui est là soit dispositionnel, pas plus que cela ne donne au
concept de disposition ou de pouvoir le moindre rôle ontologique ou
métaphysique”[56].
Toutefois, cela ne signifie pas davantage qu’une
approche réaliste correcte des dispositions pourrait faire l’économie d’une
analyse sémantique préalable.
5.2. L’examen sémantique.
C’est le mérite particulier de l’analyse
récente de Mellor[57] que de le rappeler avec
force: avant tout examen ontologique, il faut, insiste-t-il, commencer par se
demander si l’on peut simplement donner sens aux attributions dispositionnelles.
Or sur ce plan, plusieurs difficultés doivent être levées.
Sans
doute peut-on désormais tenir pour acquise, l’existence d’un lien analytique
entre conditionnels et attributions dispositionnelles, en d’autres termes,
admettre le principe carnapien de traduction des dispositions en des énoncés de
réduction: ainsi, pour tout x, “x est fragile” doit signifier
quelque chose comme: “si on laissait tomber x, il se briserait”. Mais on
connaît les difficultés classiques propres à de tels conditionnels non
vérifonctionnels: dans le cas précis, on ne peut conclure à l’implication du
conditionnel — à l’inverse de ce qui serait le cas pour un conditionnel
vérifonctionnel — ni du fait qu’on ne
laisse pas tomber x, ni du fait qu’il se brise; des clarifications
devront donc être faites et sur la manière dont, par exemple, on peut mieux
préciser comment on doit laisser tomber x pour qu’il se brise, dans
quoi, considérer d’autres symptômes possibles de la fragilité ou
encore le fait qu’elle puisse comporter des degrés. Par exemple le type
de choc qui permet de tester la fragilité du papier ne sera pas le même que
celui qui permet de tester la fragilité d’un pont. De même, on peut imaginer
qu’un pont préfabriqué se brise si on le fait tomber lors de son acheminement
vers sa destination, mais pas s’il est soumis aux vibrations d’une circulation
normale. De même qu’on distinguera la solubilité dans l’eau de la solubilité
dans l’huile, il faudra donc distinguer la fragilité dans le cas d’une chute,
de la fragilité dans le cas de vibrations, etc.: en d’autres termes, il faudra
plus d’un conditionnel pour rendre compte de la disposition, ce qui, toutefois
peut se résoudre assez aisément[58]. Plus délicats sont
sans doute les problèmes soulevés par les “antidotes”[59] et les “dispositions
traîtres” (finkish)[60], c’est-à-dire ces cas où le fait, par
exemple, de laisser tomber une chose fragile a sur un sol dur, soit
ramollit le sol, soit provoque la non fragilité de a: dans le premier
cas (antidote) comme dans le second (où la fragilité est traîtresse), a ne
se brise pas, falsifiant ainsi le conditionnel qu’est censé impliquer
logiquement “a est fragile”.
Mais ici encore, pense Mellor,
il existe des moyens de contrer d’une part les antidotes[61], en exigeant que soit
spécifié le genre de circonstances C qui est pertinent, en l’occurrence, le fait de ne pas être rendu non-C du fait
d’une chute de type W, et d’autre part la traîtrise, en transformant notre conditionnel
abrégé en “si on laissait tomber x sans qu’il cesse d’être fragile, il
se briserait”[62].
Restent
des problèmes plus sérieux sur le front simplement sémantique: les énoncés de
réduction peuvent-ils nous dire ce que signifient “tous” les prédicats
dispositionnels?[63] Il est bien connu, en effet, que des
dispositions telles que la générosité, le courage ou l’intelligence se
manifestent de bien plus de façons que la fragilité (ou a fortiori que
la solubilité): ce sont des dispositions “à multiples entrées” (multi-track
dispositions). C’est du reste ce qui empêche de mettre complètement sur le
même plan les dispositions physiques et les disposition psychologiques. Supposons que nous connaissions “toutes” les
manifestations du courage. Pourrions-nous dire ce que signifie “courageux” en
réunissant tous les énoncés de réduction qui disent ce que sont ces
manifestations? A l’évidence, non: comme le notait Peirce, une disposition est
irréductiblement générale et indéterminée et ne peut se ramener à la conjonction
de ses occurrences; mais comme Peirce, puis, dans son sillage Ramsey, Mellor ne
voit là qu’une pseudo-difficulté: il
suffira, ici encore, d’analyser le courage relativement aux circonstances
(celui qu’on peut manifester face à une guerre, une faillite, un infirmité
physique, une humiliation, etc.), et
pour mesurer, par exemple, le degré de courage, de noter non pas comment les
gens courageux se manifestent dans telles ou telles circonstances, mais le nombre de situations dans lesquelles
ils en font preuve: en d’autres termes, d’indiquer le nombre d’énoncés de
réduction se révélant être vrais à leur sujet. Le fait qu’on ne puisse pas
faire la liste de tous les énoncés de réduction possibles du courage ne
constitue donc pas une objection, au contraire: ce n’est précisément que dans certaines circonstances que de tels
énoncés prennent sens. Cette limitation même fait partie du sens que nous
donnons au terme. Partant, même si nos conditionnels abrégés nous disent peu
sur ce à quoi nous devons appliquer le prédicat “fragile” ou le prédicat
“courageux” en pratique, il peut toujours nous dire, en un sens suffisamment
modeste de ce que veut dire “signifie”, ce que signifie le prédicat, i.e. ce
qui est commun à ses divers usages, et aussi ce qui le rend dispositionnel, à
savoir, que ce qu’il signifie est un conditionnel: ainsi, pour reprendre le cas
du courage, nous pourrons toujours dire en gros ce que toutes ces manières
d’être courageux ont en commun (sans pour autant être ambigus): peut-être en
disant qu’elles impliquent toutes de faire volontairement ou d’endurer
patiemment quelque chose de déplaisant ou de risqué pour ce que l’on considère
être une fin bonne[64].
5.3.
L’ontologie des propriétés dispositionnelles.
Cela
posé, pour qui veut défendre la réalité des propriétés dispositionnelles, il ne s’agit pas seulement de comprendre le
type d’énoncés par lesquels nous attribuons ces propriétés. Il faut aussi (et
peut-être surtout, même si les deux aspects sont liés) comprendre comment
certaines choses satisfont des prédicats dispositionnels. Comme le rappelle
Mellor, “les propriétés ne sont pas (ou ne sont pas données) simplement par le
sens de nos prédicats”[65]. Si tel était le cas en
effet, elles ne pourraient donner leur sens à nos prédicats. Ainsi,
il ne viendrait à l’esprit de personne de penser que la planète Mars est, ou
fait partie ou est définie, purement et simplement par le sens du mot “Mars”
que nous utilisons pour y faire référence. Au contraire, ce qui donne
consistance à la capacité référentielle de notre prédicat, quand nous
l’utilisons, c’est bel et bien qu’il tient pour acquises l’existence et
l’identité indépendantes de la planète Mars. En d’autres termes, nous voulons
qu’un énoncé conditionnel, contingent et non vérifonctionnel tel que “si on laissait
tomber x, il se briserait” ait un véri-facteur. C’est la raison pour
laquelle Mellor, suivant ici Armstrong[66] rejette l’idée rylienne
—contre-intuitive— selon laquelle lorsqu’on ne fait pas tomber une chose
fragile a et une chose non fragile b, point n’est besoin qu’il y
ait entre elle une différence factuelle[67]. Il faut dire, au
contraire, que si a est fragile et pas b , alors a et b
, qu’on les fasse ou non tomber, doivent bel et bien différer à quelque égard,
la différence la plus évidente semblant consister dans le fait que a a
la propriété d’être fragile que n’a pas b.
Reste
alors à produire les critères permettant d’affirmer la réalité d’une propriété.
On peut, en partant de la définition proposée par Mellor et Oliver[68] considérer qu’une propriété est quelque chose de
“naturel”, dont le fait de l’avoir en partage implique des ressemblances
réelles. Ainsi, s’il existe une propriété telle que le fait d’être fragile,
deux choses, quelles qu’elles soient, qui la partagent doivent se ressembler
d’une manière ou d’une autre qu’on ne retrouvera entre aucunes autres choses.
Peu importe, à ce stade, le sens que l’on donne à ces propriétés: universaux,
classes de toutes leurs instances possibles, classes de ressemblances de
particuliers ordinaires ou de tropes, etc.
Il suffit de présupposer que les propriétés,
quelles qu’elles soient, sont des constituants de véri-facteurs pour des
propositions comme “a est fragile”, et partant, pour des conditionnels
tels que “si on laissait tomber a il se briserait”[69].
On
observera d’emblée que la plupart des propriétés scientifiques remplissent ces
conditions: par exemple, la masse de m
unités d’une chose a fait à l’évidence partie de ce qui rend vrai
pour tous les f, que n’importe quelle force f qui n’a pas changé m ferait accélérer a à f/m en direction de f.
Mais
on connaît la difficulté propre aux propriétés (à première vue
“dispositionnelles”) telles que la “fragilité”. Pourquoi sommes-nous en effet
réticents à l’analyser comme la masse?
Essentiellement parce que, pensons-nous, alors que c’est la même
propriété qui fait que toutes les choses de dix kilogrammes satisfont ce
prédicat, ce n’est pas forcément la “même” propriété qui fait que toutes les
choses fragiles satisfont cet énoncé de réduction: comme l’a montré Mackie[70], des choses de toutes
sortes peuvent être rendues fragiles par des propriétés tout à fait
différentes. Et c’est pourquoi le terme de “fragilité” finit par donner
l’impression qu’il ne nomme en définitive aucune propriété du tout. Peut-être
n’y a-t-il rien de tel que la fragilité; peut-être n’y a-t-il que ses bases, à
savoir les différentes propriétés catégoriques qui font que des choses de
différentes sortes satisfont le prédicat “est fragile”.
Sans
doute convient-il alors de résister à une double tentation: la première, et la plus forte, qui est la tentation
catégoricaliste: un prédicat dispositionnel ne désigne vraiment une propriété
que si, à la différence de la fragilité ou de la rougeur, il a une base “catégorique”
simple, avec laquelle on peut alors identifier la propriété apparemment
dispositionnelle[71]. Mais il faut éviter
aussi ce qu’on pourrait appeler la tentation “idéaliste”[72] qui, admettant d’emblée
l’idée que le monde est composé de deux types de propriétés, les catégoriques
et les dispositionnelles, place ces dernières du côté des propriétés
non-existantes ou “intentionnelles”. Pas davantage ne sont vraiment
convaincantes les tentatives visant à considérer que l’objet aurait en quelque
sorte “deux” propriétés, à savoir la fragilité (F) et l’une de ses bases (B)[73]: comment en effet
comprendre la relation de F à ses bases, si ce n’est en disant que F est au
moins identique à l’une d’elles; en outre, quelle sera de F ou de B la cause des effets de la
fragilité de a, tels que le fait qu’il se brise si on le fait tomber? Ne
semblent guère plus satisfaisants les efforts visant, pour expliquer le lien
entre F et B, à dire que F est la propriété (de second ordre) consistant à
avoir l’une des propriétés (de premier ordre) qui sont ses bases[74].
On
peut alors proposer comme critère de la réalité d’une propriété le fait qu’elle
figure dans des lois actuelles de la nature, par exemple pour la masse, les
lois de l’inertie et de la pesanteur; ou encore, comme le suggère Sydney
Shoemaker[75] on peut définir les propriétés
par la manière dont elles se combinent pour fixer les pouvoirs causaux des
choses — comme lorsque le fait d’avoir les propriétés d’être en métal et d’être
aiguisé se combinent pour donner à un couteau le pouvoir de couper (ce qui
n’implique pas que ces lois soient nécessaires: on peut, dans un esprit humien,
les tenir pour parfaitement contingentes[76]). Ainsi des masses
peuvent figurer dans des lois relativement différentes telles que celle d’un
univers newtonien où les choses qui accélèrent n’augmentent pas automatiquement
leur masse, comme c’est le cas dans notre monde[77]: par exemple, dans un
monde newtonien a aura une masse m si et seulement s’il a une
propriété m telle que a serait:
accéléré à
f/m par n’importe quelle force f qui n’altère pas m;
attirerait
d’autres choses avec cette propriété à une distance r avec une force
proportionnelle à m2/r2.
et ainsi
de suite, pour toutes les autres lois actuelles dans lesquelles figurent des
masses. Ce sont là tous les énoncés de réduction qui suffisent à distinguer
toutes les masses l’une de l’autre et de toutes les autres propriétés
factuelles[78].
Attardons-nous
sur le critère ainsi proposé, dont se fait également l’écho Max Kistler: “Une propriété est réelle si et seulement si
elle figure dans une loi de la nature”[79]. Nous disposerions
ainsi d’un critère d’identité à la fois nécessaire et suffisant, assez en tout
cas pour être “ontologiquement” admissible. Nécessaire d’abord car:
“Deux
prédicats, P et P’ font référence à une propriété unique si et seulement si
leurs référents ont des rapports nomiques identiques avec les autres
propriétés. Cette condition est nécessaire: si P est nomiquement liée à Q mais
non à Q’, et P’ est nomiquement liée à Q’ mais non à Q, alors P et P’ sont des
propriétés différentes. Par exemple, la propriété d’avoir une masse équivalente
à 511 keV est nomiquement liée à l’attraction gravitationnelle mais non à
l’attraction électrostatique. En revanche, la propriété d’être porteur de la
charge élémentaire e est nomiquement liée à l’interaction
électrostatique mais non à l’attraction gravitationnelle. Par conséquent, ces
propriétés sont réellement différentes car elles apparaissent dans des lois
différentes”[80].
Mais ce
critère serait également suffisant. En effet:
“Si toutes
les propriétés dont on est fondé à affirmer la réalité font partie intégrante
du réseau des relations nomiques, alors nous pouvons utiliser leur position,
relativement à ce réseau, comme critère de leur identité. La propriété de
porter la charge électrique élémentaire est déterminée par sa relation nomique
au champ électrique qu’elle engendre autour d’elle, par sa relation nomique à
la propriété d’attirer ou de repousser des charges électriques, par la loi
selon laquelle elle résiste à toute décomposition en charges électriques plus
petites et par l’ensemble des autres lois —peut-être en partie inconnues — dans
lesquelles elle figure”[81].
Toutefois, s’il suffit, pour qu’il y ait une
propriété, qu’elle entre dans une loi de la nature, l’instanciation d’une loi
de la nature n’est pas suffisante pour distinguer un pseudo-processus d’un
processus causal[82]. Ainsi “un objet
hypothétique qui exemplifie uniquement des propriétés qui n’ont aucun pouvoir
de provoquer des interactions n’existerait tout simplement pas”[83]. Un objet étant moins
une substance qu’un “complexe de propriétés instanciées”, tout ce qui est
requis pour qu’une propriété instanciée F puisse être causalement efficace,
c’est qu’elle soit instanciée dans l’événement cause. Prenons l’exemple d’un
fil de fer qu’on définira comme “le complexe de propriétés instanciées dans la
région spatio-temporelle qu’il occupe”[84]:
“Ce qui fait l’objet de rapports réguliers et
nomiques, ce sont les propriétés simples qui forment ce complexe individuel.
Ainsi, une des propriétés que le fil de fer partage avec d’autres échantillons
du même élément que lui est la structure de ses électrons, plus précisément la
répartition en bandes d’énergie propre à chaque élément. C’est cette propriété
là, et elle seule, qui détermine certains types de comportement (causal), par
exemple, sa capacité de conduire le courant électrique. D’autres propriétés,
telles que la structure cristalline des noyaux atomiques, contribueront à
déterminer, outre ses propriétés électroniques, d’autres types de comportement;
par exemple, sa conductivité thermique” [85].
Il est dès
lors difficile de ne pas considérer que “toutes les propriétés intrinsèques
sont dispositionnelles”, puisqu’elle sont toutes causales, “dans la mesure où les interactions
auxquelles elles donnent lieu sont la seule raison que nous avons de postuler
leur existence”[86]. Ainsi, “dire d’un
objet qu’il est soluble dans l’eau présuppose qu’il existe des circonstances
causalement efficaces qui provoquent un comportement typique pour la
solubilité: placé dans ces circonstances, l’objet en question se dissout”.
Mais on le voit: les dispositions
fonctionnent ici avant tout comme une explication causale sans que l’on
parvienne à déterminer quel est l’élément explicatif déterminant qui permet
d’identifier la disposition: est-ce la capacité causale intrinsèque de la
propriété, sa capacité interactionnelle (et donc relationnelle), ou le fait qu’elle s’inscrive sous la
juridiction d’une loi de la nature?
On peut considérer qu’il est en définitive
peu important d’en décider. Et c’est à ce genre de position que semblent se
rallier la plupart des auteurs favorables à une forme “non réductionniste” de
dispositionnalisme, comme Kistler[87], Mumford[88] ou Mellor: “Les propriétés…n’ont pas en
elles-mêmes à être ou bien dispositionnelles ou bien catégoriques: celles qui
existent peuvent simplement être”[89]. Mais alors
n’avons-nous pas fait davantage un pas en faveur du “neutralisme” que du
“réalisme”?
Sans doute touchons-nous ici aux dilemmes
auxquels se heurte toute analyse soucieuse de défendre une certaine réalité des
dispositions. Ou bien en effet on définit les dispositions comme des propriétés
intrinsèques et suffisamment autonomes pour exercer à elles seules un pouvoir
causal, auquel cas on ne sort guère d’une conception aristotélicienne ou
médiévale des dispositions, comme operari sequitur esse et on court le
risque de se voir accusé de recourir à des propriétés simplement “dormitives”.
Ou bien on définit les dispositions à partir de leur insertion dans des lois de
la nature, auquel cas les dispositions apparaissent moins en définitive comme
des propriétés que comme des “assemblages de causes”, ou des processus
relationnels ou événementiels (voire des “modes de présentation” des
phénomènes) et l’on voit mal en quoi elles conservent une efficacité causale
intrinsèque. Ou bien, en souscrivant à une forme de “dispositionnalisme
essentialiste”, on leur reconnaît cette capacité en les présentant par exemple
“simplement comme les essences réelles des espèces naturelles des processus
qu’elles décrivent”[90], suffisantes pour
sous-tendre les lois de la nature, voire pour “déterminer quelles lois
existent, et comment les choses sont disposées à se comporter”[91]. Mais cela impose
alors, sinon de revenir à une forme ou une autre d’essentialisme, à tout le
moins de renoncer — ce à quoi peu d’auteurs semblent prêts— à une conception
humienne des lois comme régularités contingentes au profit d’une conception
prescriptiviste et nécessitariste des lois.
Pour échapper à ces difficultés, sans
doute conviendrait-il de s’orienter vers une conception des lois “entre
régularité et régulation”, qui permettrait de mieux comprendre, par exemple,
pourquoi les lois n’ont pas la rigidité de l’airain, que des exceptions sont
souvent possibles, voire constituent la règle, mais de comprendre aussi
pourquoi elles peuvent évoluer[92]. Les dispositions
trouveraient alors leur intelligibilité dans la nécessité conditionnelle
[93] de la loi. Mais la loi, à son tour ne serait une
description vraie du monde qu’à condition de se fonder sur ce que les choses peuvent
faire, au sens dispositionnel (et pas seulement possibiliste) du terme. Auquel
cas, loin d’être la marque d’un retour à l’obscurantisme, le recours aux
dispositions serait plutôt le seul moyen de l’éviter.
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[1]. Voir notamment S.
Mumford, 1998; D. H. Mellor, 2000, 757-779.
[2]. “Les propensions,
comme les forces d’attraction newtoniennes, sont invisibles, mais comme ces
dernières, elles peuvent agir: elles sont effectives (actual), elles sont réelles. Nous
voici donc amenés à attribuer une sorte de réalité à de pures possibilités, à
des possibilités “pondérées”. Nous allons jusqu’à attribuer une certaine
existence à celles qui ne sont pas encore réalisées, dont le sort ne sera
décidé qu’au cours du temps, et peut-être dans un futur lointain. Une telle
conception nous autorise à voir sous un nouveau jour les processus qui
constituent notre univers, le devenir du cosmos lui-même. Le monde n’est plus
une machine causale: on peut maintenant le considérer comme un univers de
propensions, un processus de déploiement de possibilités en voie
d’actualisation, et de nouvelles possibilités.” (Popper 1990, tr.fr. 1992, 40-41).
[3]. I. J. Thompson,
1988, 76-77.
[4]. Cf. le chapitre 8 que
lui consacre S. Mumford “Eliminativism and Reductionism”, 1998, 170-191.
[5]. “The Origins and Forms
of Qualities”, in M. A. Stewart (ed.) 1979, 23.
[6]. 1974, 11; pour des
assertions du même type, voir Quine
1966, 71-2.
[7]. Cf. Mumford 1998, 171.
[8]. 1984, 55.
[9]. Goodman, 1984, 60.
[10] . Ibid.
[11]. Carnap 1953, 52-53.
[12]. Pour mémoire: selon la
table de vérité de l’implication matérielle, celle-ci est vraie dès lors que son antécédent est faux, quelle que soit
la valeur de vérité du conséquent. On peut donc toujours attribuer à quelqu’un
une disposition et sa négation, en même temps, tant que celui-ci n’a pas
l’occasion d’actualiser celle-là. Or il faut que l’on puisse parler, par
exemple, de la non solubilité d’une pierre et de la solubilité d’un morceau de
sucre, alors même que cette pierre et ce sucre n’ont jamais été, ni se seront
jamais plongés dans un liquide. Autrement dit, il est absurde de dire qu’une
pierre est soluble ou qu’un sucre n’est pas soluble, simplement parce qu’elle
ou il n’a jamais été mis dans l’eau. En d’autres termes, il doit être possible,
de manière générale, d’exprimer le fait qu’une disposition est présente ou
absente, quand bien même elle n’a pas eu l’occasion de s’actualiser.
[13] . Peirce, 1931-1958, vol. 3, § 443.
[14] . Sur ceci, voir Mumford
1998, 47sq. et Mellor 1991, 106-107.
[15] Carnap 1956, 53.
[16]. Peirce, 1931-58, vol.
5. § 403. En vérité, ce
vérificationnisme est encore plus radical que celui des positivistes
logiques qui considèrent que le sens d’un énoncé dispositionnel doit pouvoir être
ramené à la somme des actualisations passées, présentes, et futures de la
disposition (alors que Peirce le réduit à la seule actualisation présente).
[17]. Mellor, 1991, 106.
[18]. Notamment au chapitre
5 de The Concept of Mind, 1949, 112-147.
[19]. Wittgenstein, 1958,
58.
[20]. Peirce, 1931-58, vol.
7 §364-6.
[21]. Ryle, 1949, 120.
[22]. Même si cela est plus
visible dans le cas des habitudes que dans celui des dispositions: “Les habitudes — écrit Peirce — diffèrent
des dispositions en ce qu’elles ont été acquises en conséquence du principe
selon lequel un comportement du même type
réitéré de façon multiple, dans des combinaison semblables de percepts
et d’imaginations, produit une tendance — l’habitude —à se comporter réellement
d’une manière semblable, dans des circonstances semblables dans le futur”
(5.487).
[23]. Ryle, 1949, 125.
[24]. Cf. Chap. 8 des Catégories,
où Aristote indique que les dispositions (diathesis) relèvent, avec les
manières d’être, états, ou habitus (hexis) de la première espèce de la
qualité, les trois autres recouvrant respectivement, les aptitudes ou
inaptitudes naturelles, les qualités affectives (ou passiones), y
compris les qualités secondes lockéennes de couleur, d’odeur, de goût, de
température, et enfin la figure, et la forme extérieure d’une chose, la
droiture, la courbure, etc.
[25]. Très généralement on
définira un véri-facteur (truthmaker) comme étant “ quoi que ce soit
dans le monde qui rend vraie une vérité” (Armstrong, 1997, 2, et chap. 8).
[26].Cf. Mellor, 1991,
“Predicates and Properties”, 108-9.
[27]. Mellor, ibid.
[28].Armstrong, 1968, 86.
[29]. Mumford, 1998, 174.
[30]. Armstrong 1989.
[31]. Armstrong, 1969,
24.
[32]. 1997, chap. 5, 69-84,
69 et 80.
[33]. Pour une bonne
présentation du dispositionnalisme et de ses difficultés, voir notamment
Armstrong 1997, 75sq.
[34]. B. Ellis et C. Lierse,
1994, 45.
[35]. B. Ellis et C. Lierse,
1994, 32.
[36]. B. Ellis et C. Lierse,
1994, 35.
[37]. P. Geach, 1969, 71. Un
changement “cambridgien” serait par exemple celui qui voudrait que Socrate
change en devenant plus petit que Théétète du fait de la plus grande taille de
ce dernier.
[38] . 8b25-10a24.
[39]. Adams, 1987, vol. 1,
280.
[40] Somme de logique,
(édit. Biard)1993, chap. 55, 186.
[41]. Adams, 1987, vol. 1,
281, Michon, 1994, 360.
[42]. Il en va de même de certaines
dispositions, celles qui s’expliquent par le résultat d’un mouvement local : la
santé qui vient de la proportion des humeurs, la beauté, qui n’est que le
résultat harmonieux de la disposition des parties, des couleurs, etc. En
revanche, d’autres concepts et termes de dispositions et d’habitus signifient
des choses distinctes : ceux qui disposent à des actes distincts de la
substance, comme la science et la vertu. L’acquisition ou la perte d’une telle
disposition ne peut s’expliquer par le seul mouvement local (n’en déplaise aux atomistes);
c’est pourquoi il faut en ce cas poser une chose réelle distincte de la
substance. cf. Adams, 1987, 282. Voir aussi
Quodl.I.q.18. En règle générale, là où l’acte par lequel une
disposition s’exerce est une chose réellement distincte de la substance et
d’autres qualités, la disposition l’est aussi. C’est ainsi qu’on peut démontrer
l’existence de qualités mentales réellement distinctes:
“Une disposition (habitus) incline
parfois l’intellect et parfois non. Car quand quelqu’un est endormi, il ne fait
pas l’expérience d’être enclin à penser. Mais dès qu’il se réveille, il fait
l’expérience d’être enclin à penser. Par conséquent, puisqu’il y a un tel
passage du contradictoire au contradictoire, quelque chose existe dans
l’intellect lorsqu’il est éveillé qui n’y existe pas quand il est endormi. Ce
ne peut être qu’un acte, parce que la disposition est la même dans quelqu’un
d’endormi et d’éveillé”. (Quodl.I.q.18).
Or, considère Ockham, le
mouvement local ne peut ici expliquer la différence. C’est en vertu du même
principe que le bonheur est dit être une qualité mentale réelle.
[43]. Armstrong 1997, 79.
[44]. Place, 1996, 92-120.
[45]. “Le problème principal
d’une telle position” constate Armstrong, “ est d’expliquer les pouvoirs et les
disposition que nous prédiquons des particuliers et associons
régulièrement à des propriétés,
particulièrement aux propriétés qui ne sont rien de plus que des points
théoriques. On ne peut nier que nous associons des vérités
dispositionnelles très différentes aux propriétés dont nous créditons les
choses. Si une chose a une certaine masse, il est certainement vrai qu’elle est
disposée à agir d’une certaine façon. Le problème est de trouver des véri-facteurs,
des entités dans le monde qui correspondent à ces vérités, sans l’aide de propriétés
telles que les conçoit le dispositionnaliste. On devra accorder une importance
extrême aux lois de la nature par quoi il faut entendre, non pas des
énoncés nomologiques vrais, mais tout ce qui,
dans le monde rend vrais de tels
énoncés” (1997, 81).
[46]. Ibid.
[47]. Mumford, 1998, 199.
[48]. Ibid., 196.
[49]. On observera au passage qu’il n’y a pas que les
propriétés qui aient des essences fonctionnelles. certains objets sont ce
qu’ils sont en fonction de la fonction qu’ils effectuent. par ex un thermostat est
un thermostat en vertu du fait qu’il est censé déclencher un signal lorsque le
seuil d’une température programmée a été dépassé. Tout objet qui a ce rôle fonctionnel est un
thermostat quelles que soient ses autres propriétés qui réalisent ce rôle fonctionnel.
Ainsi, appeler quelque chose un thermostat, c’est employer un terme
dispositionnel.
[50]. Ibid., 207.
[51] Ibid. 208.
[52]. Ibid. 215.
[53] . Voir par exemple J.
Searle, 1998, 29 sq.
[54]. Comme le reconnaît
lui-même Mumford, 1998, 209.
[55]. Mumford, ibid.
210.
[56]. Mackie, 1973, 136.
[57]. D.H. Mellor, 2000,
757-779.
[58]. Mellor, 2000, 758-759.
[59]. Alexander Bird, 1998,
227-34.
[60]. C. B. Martin 1994,
1-8; D. Lewis 1997, 143-58; Armstrong 1997, 71.
[61]. Mellor, 2000, 762.
[62]. Ibid., 763. Il
n’est pas sûr toutefois que ce nouveau conditionnel, qu’on pourrait appeler, en
suivant Carnap,“un énoncé de réduction” soit totalement satisfaisant: car il
contient lui-même le prédicat “fragile”, et risque donc d’être circulaire ou
simplement tautologique, puisque, comme le note Mellor — qui n’y voit pour sa
part aucun inconvénient — “pour savoir ce que signifie “fragile”, tout ce qu’il
faut savoir, c’est que, par définition,
seules restent ou deviennent fragiles les choses qui, lorsqu’on les
laisse tomber d’une certaine façon, se briseront”. Mellor a sûrement raison de
dire que tout ceci nous renseigne sur
quelque chose d’inéliminable dans la manière dont nous apprenons le sens
des prédicats, en l’occurrence de façon holistique, et sur l’arrière plan de ce
que Peirce appelait “les observations collatérales”. Mais le problème est que
les énoncés de réduction carnapiens sont précisément censés moins s’appuyer sur des
observations que remonter à des énoncés observationnels “de base”. Or
les difficultés entourant le statut de tels énoncés de base sont notoires.
[63]. Rejetant le réalisme
catégorique et la distinction entre propriétés catégoriques et
dispositionnelles, Mellor refuse pour sa part de prendre au sérieux l’objection
consistant à dire que les énoncés de réduction ne peuvent donner la
signification de prédicats non-dispositionnels comme “est triangulaire” (cf.
Ellis et Lierse, 1994, 34). Sur ce
point, cf. Prior 1982, Mellor 1982; Mumford, 1998, chap.4.
[64]. Mellor, 2000, 760.
[65]. Mellor, 1991, 171.
[66]. Armstrong 1993, chap.
6.6.
[67]. Ryle, 1949, chap. 5.
[68]. D.H. Mellor & A.
Oliver, 1997.
[69]. D. H. Mellor, 2000,
766.
[70]. Mackie, 1972, chap.
4.2.
[71]. Mellor, 2000, 767.
Parmi les catégoricalistes, il faut compter bien sûr Armstrong.
[72]. Illustrée, comme on l’
a noté plus haut par U. Place.
[73]. C’est par exemple la
position de C.B. Martin dans son débat avec Armstrong et Place, qui considère
qu’aucune propriété n’est en soi entièrement “qualitative” (ou catégorique) ou
entièrement dispositionnelle. in Armstrong, Martin & Place, 1996.
[74]. R. J. Pargetter, E.
Prior, & F. Jackson, 1982.
[75]. S. Shoemaker, 1980,
109-35.
[76]. Ainsi que non
déterministes ou “strictes”, mais probabilistes, et susceptibles de rencontrer
des exceptions. cf. M. Kistler, 1999, 59. Sur la théorie des perturbation, qui explique que les situations
exceptionnelles constituent en fait la règle
ibid., 177.
[77] Mellor & Oliver,
1997, introduction §4.
[78]. Mellor, 2000,
[79]. Max Kistler, 1999,
231-232. “Les propriétés naturelles sont la référence des prédicats figurant
dans les énoncés nomiques”, ces prédicats qui nomment les propriétés naturelles
étant “ceux qui apparaissent dans les axiomes et les lois fondamentales d’une
science idéalement achevée”(ibid.,
227).
[80]. Ibid., 231.
[81]. Ibid. , 231.
[82]. Ibid., 101.
[83]. Ibid. , 224.
Pour Kistler, qui suit ici Armstrong, un objet est non pas une substance (73),
mais “un complexe de propriétés instanciées”, ou “trope”, dont l’identité est
garantie par la persistance dans le temps (96, 101). Dans une telle ontologie,
les événements jouent un rôle crucial
(95): ce sont les termes des relations causales (71), i.e. “le transfert
d’une quantité d’une grandeur conservée”(39). Dès lors, “une loi ne s’applique
pas à des objets en tant que tels, mais à des objets qui exemplifient une
propriété particulière” (125).
[84]. Ibid. 222.
[85]. Ibid. 222.
[86]. Ibid. 223. On
retrouve le même genre d’analyse chez S. Mumford: “les dispositions sont des propriétés et les propriétés jouent des rôles causaux
dans les interactions d’une chose avec le monde qui l’entoure” (1998, 118.)
[87]. 1999, voir notamment
225-227.
[88]. 1998, 190-191, qui opte en faveur de ce qu’il appelle un
“monisme neutre” en faveur des propriétés dispositionnelles: “Le réductionnisme
dans l’une ou l’autre direction (dispositionnalisme ou catégoricalisme) est une
manière à la fois inutile et incorrecte de considérer la relation entre le
dispositionnel et le catégorique. Ce que nous avons ce sont deux manières
différentes de dénoter les mêmes propriétés”, “deux modes de présentation des
mêmes propriétés instanciées”, deux “styles” de dénotation.” Et Mumford en
conclut: “les propriétés ne sont que des propriétés simpliciter, dont on
devrait penser qu’elles ne sont ni réellement catégoriques ni “réellement”
dispositionnelles, mais qui peuvent être dénotées de ces manières. Accepter ce
point est un pas décisif dans la compréhension correcte des dispositions”.
(1998, 190-191).
[89]. Mellor, 2000, 768.
[90]. D. Ellis & C.
Lierse, 1994, 37.
[91]. Ibid. 43.
[92]. Mumford, 1998, dernier
chapitre: “Laws of Nature Outlawed”. cf. Kistler, 1999, 177. On trouve chez E. Boutroux, 1929, 66, et
chez Peirce des éléments de réponse sur ce point.
[93] ce que Peirce appelait
des “would-be”.