"C'est pour le bébé": Contours et enjeux de la sanitarisation des grossesses
Résumé
Les analyses historiques et sociologiques de la reproduction humaine ont mis en lumière le processus
de médicalisation de l’accouchement et de la grossesse, souvent problématisé sous l’angle de la prise de
pouvoir du corps médical sur les femmes. Les interventions techniques sur les corps des femmes ont
particulièrement retenu l’attention : échographie, césarienne, épisiotomie, analgésie péridurale, etc.
(Akrich, 2006 ; Oakley, 1980 ; Jacques, 2007). Cette communication propose de déplacer le regard en
explorant la sanitarisation des grossesses. À la suite de P. Conrad, la sanitarisation (healthization) est ici
comprise comme « une présence des questionnements de santé à tous les niveaux de la vie quotidienne
(alimentation, activité physique, etc.) » (El Kotni & Faya Robles 2018) qui « transforme la santé en
morale » (Conrad, 1992). Il s’agit donc de questionner les enjeux et les effets de cette extension du
sanitaire, en problématisant la manière dont l’institution médicale participe à produire une morale genrée
de la responsabilité́ maternelle. Cette communication est basée sur une enquête de terrain réalisée en
Île-de-France (2014-2017) qui a combiné des observations dans deux maternités hospitalières (accueil,
consultations, cours de préparation à la naissance) et des entretiens avec des femmes enceintes, parfois
leur conjoint, et des professionnelles de santé hospitalières.
L’institution hospitalière joue un rôle majeur dans le « gouvernement des grossesses » (Cahen, 2014)
en France : la quasi-totalité́ des accouchements ont lieu à l’hôpital, et pour plus d’une femme sur trois
l’ensemble du suivi est réalisé en maternité hospitalière (Blondel & Kermarrec, 2011). Dans la maternité
qui a constitué le terrain principal de l’enquête, la totalité du suivi prénatal était réalisé à l’hôpital. Si
une partie du soin est réalisé à l’hôpital, une grande part du « travail sanitaire » est produite par les
femmes enceintes elles-mêmes qui sont amenées à s’auto-surveiller et à modifier leur vie quotidienne
en fonction d’impératifs de prévention. Nous examinerons dans un premier temps la manière dont
l’institution hospitalière institue les fœtus comme objets des soins et les femmes enceintes comme
« mères » responsables de la santé de leur futur enfant. Dans un second temps, nous verrons que les
femmes enceintes sont amenées à prendre soin d’elles pour autrui, non seulement en se conformant à
un parcours de soins mais aussi en modifiant leur hygiène de vie et en effectuant une auto-surveillance
au quotidien. Cette surveillance est appuyée sur un ensemble de dispositifs matériels (livrets
d’informations, etc.) et l’entourage y prend une part, notamment les conjoints dont le rôle est souvent
ambivalent entre soin et rappel à l’ordre. Enfin, nous montrerons que l’adhésion et la mise en pratique
de la prévention au quotidien est socialement située : les femmes les plus diplômées et les plus aisées se
montrent plus enclines à modifier leur vie quotidienne pour préserver la santé du fœtus, en l’absence de
pathologie avérée, tandis que les femmes de milieu populaire sont plus distantes des pratiques de
prévention. Aborder le gouvernement des grossesses par la sanitarisation permet ainsi de se départir
d’une opposition rigide entre pouvoir médical et impuissance des patientes, discours savants et pratiques
profanes.