La nouvelle raison de la théorie narrative : néolibéralisme et narrativité
Résumé
Où est passé le Démon de la théorie ? Après avoir inspiré les discours et les invectives des théoriciens de la littérature et de la narrativité au cours des années 1960-1970, il semble qu'il a cessé de leur insuffler l'air de la révolte, la parole contestataire. Une nouvelle raison de la théorie narrative s'est donc progressivement installée à partir du début des années 1980 : en conjonction avec la diffusion de l'idéologie néolibérale à l'échelle planétaire, les narratologues et les théoriciens de la littérature ont intégré le jargon du milieu de l'entreprise. Les discours sur les « narrations naturelles » et les récits « ordinaires » se sont multipliés, ainsi que l'éloge de la « vie bonne » et des mécanismes d'« évaluation » qui accompagnent la réception d'un texte narratif. Dans l'espace de notre communication, nous tenterons d'offrir un aperçu de la manière dont la narratologie et la théorie de la littérature ont intégré les concepts de la raison néolibérale. En particulier, nous concentrerons notre analyse sur deux mouvances principales : 1) L'influence des sciences cognitives et le succès de la narratologie « naturelle » : La multiplication des approches cognitives et l'expansion de la narratologie « naturelle » au sein des théories narrative et littéraire est représentative de la tendance actuelle à considérer la pensée dominante comme l'ordre naturel des choses ; 2) La diffusion de l'éthique aristotélicienne et l'adoption d'une approche populiste : Dans le sillage d'une conception éthique néo-aristotélicienne, de nombreux narratologues et théoriciens de la littérature ont exalté les vertus pédagogiques et éthiques des narrations dites « populaires », sans considérer les rapports de domination qui les marquent culturellement. Ce faisant, ces théoriciens adoptent souvent une posture populiste les amenant à justifier et à légitimer le discours dominant. En définitive, si nous voulions explorer la capacité de la littérature à transformer le réel, nous devrions, tout d'abord, repenser le discours sur la littérature et la narrativité, en tâchant de relever les moments où celui-ci se fait l'écho de l'idéologie dominante.