, Allemand de l'époque post-hitlérienne définit par cette expression déplaisante de type directeur (Leitbild) 65 ». Ainsi se maintient le désir de créer « malgré tout », c'est-à-dire aussi en défaisant l'acception hégélienne de la « totalité » réalisant, dans la circularité de l'esprit revenant sur son devenir, l'identité de celui-là à chacune des manifestations de celui-ci : il nous faut désormais « faire des choses dont nous ne savons pas ce qu'elles sont 66 » -liant ainsi notre sort à celui des Fremdwörter qui, au sein de « l'allemand de l'époque post-hitlérienne » plus que jamais, sont comme les messagers d'une « langue du futur » encore « positivement inconnue 67 ». Ainsi un tel geste, détissant la syntaxe hégélienne de l'Aufhebung, fait-il lui-même époque -paradoxalement : en tant qu'il marque la « fin de l'époque du sens unifié 68 », dont la matrice remonte sans doute au « perspectivisme » téléologique gouvernant les rapports de l'esprit et de la lettre dans le christianisme 69 . Loin d'obliger à faire silence, cela conduit à chercher les moyens de trouver les moyens d'exprimer l'altérité sans en postuler à l'avance l'intégration dans une identité en formation. Voilà ce à quoi, nach Auschwitz 70 , l'on est pour Adorno définitivement contraint. « Auschwitz » ou : l'autre chrononyme, celui qui en réalité oriente tout le mouvement d'un article travaillant à faire éclater celui des « Années Vingt ». La question se pose même de savoir, il est vrai, si le nom d'Auschwitz peut être considéré comme un chrononyme, ou s'il faut plutôt parler à son propos de « toponyme événementiel », pour reprendre l'expression de Dominique Kalifa 71 . Je soutiendrai pour ma part que « les extrêmes se touchent » : l'événement « Auschwitz, Il est significatif que celle-ciqu'Adorno nomme toujours en français -soit également évoquée dans l'article sur les années 1920 : elle y marque précisément que seul a des chances de « réaliser quelque chose qui ne soit pas inutile

T. W. Adorno, « Vers une musique informelle, Quasi una fantasia, pp.291-340

T. W. Adorno, Les fameuses Années Vingt, p.51

T. W. Adorno, « Vers une musique informelle », loc. cit

T. W. Adorno, « Sur l'usage des mots étrangers », in Mots de l'étranger et autres essais, p.204

M. Cohen-halimi and S. Spéculative, , p.300

, Sur ce point, voir notamment l'article de Carlo Ginzburg, « Distance et perspective : deux métaphores », in À distance, pp.147-164

T. W. Voir, N. Adorno, and . Dialektik, Gesammelte Schriften 6, éd. cit, pp.354-358

D. Kalifa and . Introduction, Dénommer le siècle : « chrononymes » du XIX e siècle, p.9

P. Bacot, La politisation du temps », art. cit, p.7

. Littérature-n°193--mars, , 2019.

-. Vingt-»-les-bornes-d'une-«-période, en finit plus de rejaillir sur celles qui « précèdent » et qui « suivent » -et ainsi de contester l'évidence accordée à l'opération intellectuelle de périodisation elle-même. À cet égard, on sait que la préposition allemande nach est beaucoup plus adéquate pour exprimer l'ambivalence de la postériorité, qui fait césure et qui, néanmoins, poursuit une tendance passée ou maintient une direction 73 ». On y entend ainsi la signification de « à partir », ou « d'après » (ou « selon ») -mais sans doute est-ce la proposition, suggérée par Jacques-Olivier Bégot, de traduire « Nach Auschwitz » par « Depuis Auschwitz » qui est la plus convaincante 74 . Car « depuis » concentre précisément l'ambivalence de ce qui ne se « poursuit » qu'en tant que cela persiste à faire césure, de façon absolument concrète : celle dont, dans la « Fugue de mort » de Paul Celan, une « tombe creusée dans les airs » où « l'on n'est pas serré 75 » dit que depuis là et depuis lors l'air agite les cendres des assassinés jusque dans nos poumons. C'est pourquoi, aussi, cela oblige à se demander ce que signifie « repenser le passé », ou plus exactement le soumettre à une Aufarbeitung, comme le dit le terme allemand, une « analyse » où s'entend la résonance freudienne d'un travail d'anamnèse qui, s'il peut aider le sujet à faire passer du côté du langage ce qui, abandonné dans les régions mutiques du refoulé, lui fait de la souffrance un destin, ne se présente pas moins comme un déchiffrement interminable. Ce que j'ai ainsi tenté de montrer dans ces quelques pages, c'est que tel est le mouvement de ce texte de facture si apparemment simple sur les « Années Vingt » -ou bien seulement les années vingt, ou 1920 ? Bref, sur ce dont, d'emblée, le titre est et n'est pas tout à fait un chrononyme. J'aurai ainsi tenté d'en faire à son tour l'objet d'une Aufarbeitung, en suggérant que les stratégies textuelles, discrètes mais nombreuses et différenciées, qu'Adorno y déploie relèvent de cette expérience d'un écart incommensurable du présent et du passé dont, dans la Dialectique négative, il fait la teneur paradoxale de l'expérience de la conscience de soi. Adorno évoque alors ce « moi [enfant] » qui, lorsque l'on se souvient « qu'on l'a été un jour

M. Cohen-halimi and «. Qu, est-ce qu'un "potentiel fasciste" ? Réflexions à partir des Études sur la personnalité autoritaire d'Adorno, Prismes. Théorie critique, vol.1, pp.169-170, 2018.

. Voir-ibid, , vol.8, p.171

P. Celan and . Fugue-de-mort-/-todesfuge, Choix de poèmes réunis par l'auteur, trad. fr

J. Lefebvre, . Paris, . Gallimard, /. Poésie, and . Gallimard, , p.55

T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit, p.125

M. Cohen-halimi and . Stridence, telle est l'expérience qui se porte à son comble dans l'effroi et la « culpabilité drastique de celui qui a été épargné 79 » -sa survie supposant qu'il « est fait de cette subjectivité bourgeoise, de cet égoïsme qui sépare et divise », dont la « froideur » a contribué à rendre la catastrophe possible, tandis que, vivant malgré tout, il voudrait conjurer un tel sort « par les éventualités non réalisées, rêvées, de la destinée d'un moi plus humain 80 ». C'est alors sur la scène du rêve, ce (non-) lieu de la contradiction « non relevable 81 », que se rend lisible la scission d'un moi hanté au présent par un moi passé qu'il n'identifie plus 82 . Je tiens que de cette scène-là s'est échappé, tel un signifiant errant, le chiffre vingt, pour aller dicter l'énigme du texte dont j'ai essayé de parler ici -une énigme de l'entre-deux. Car jene zwanziger Jahre se disséminent : entre le jeune auteur d'un peu plus de vingt ans et le théoricien d'âge mûr se rappelant la conscience qu'« il » avait, dès 1927, du pseudo-avant-gardisme des « Années Vingt » ; mais aussi, au fil de vingt années comptées depuis Auschwitz, entre le survivant et le vivant « malgré tout » -déchirure irrémédiable d'un homme révélant en 1966 que « des rêves le visitent, p.302

T. W. Adorno, Dialectique négative, op. cit, p.284

M. Cohen-halimi and . Stridence, , vol.81, p.304

T. W. Adorno, Dialectique négative, loc. cit. (je souligne)