Un modèle mathématique des débuts de l'épidémie de coronavirus en France

\(\text{Math. Model. Nat. Phenom. 15 (2020) 29}\)
https://doi.org/10.1051/mmnp/2020015
https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02509142

\(\mathrm{Nicolas\ Baca\ddot{e}r}\)

\(\mathrm{Institut\ de\ Recherche\ pour\ le\ D\acute{e}veloppement}\)
Unité de modélisation mathématique et informatique des systèmes complexes
Les Cordeliers, Paris, France
nicolas.bacaer@ird.fr

Résumé

On étudie un modèle mathématique S-E-I-R à deux phases, inspiré de l'épidémie actuelle de coronavirus. Si les contacts sont réduits à zéro à partir d'une certaine date T au début de l'épidémie, la taille finale de l'épidémie est proche du nombre R(T) de cas cumulés, multiplié par la reproductivité \(\,\mathcal{R}_0\,\) de l'épidémie. Plus généralement, si les contacts sont divisés par le nombre q au temps T, avec \(\,\mathcal{R}_0/q < 1\), alors la taille finale de l'épidémie est proche de \(R(T) \, \mathcal{R}_0\, (1-1/q)/(1-\mathcal{R}_0/q)\). On ajuste approximativement les paramètres du modèle aux données relatives au coronavirus en France.

1.   Le modèle

    La figure 1\(^a\,\) montre le nombre cumulé de cas confirmés de coronavirus en France entre le 25 février et le 29 mars 2020. Ces données incluent à la fois les laboratoires de ville et les patients hospitalisés [10]. Il faut distinguer la date du 15 mars à partir de laquelle des mesures drastiques ont été prises subitement pour arrêter l'épidémie (fermeture des écoles, des restaurants, etc.). Pour ces trois dates, le nombre cumulé de cas confirmés est passé de 13 à 5423 puis à 40174. La figure 1\(^b\,\) montre les mêmes données en coordonnées logarithmiques ainsi que des droites de régression linéaire. On observe trois périodes. Dans la première, qui va jusqu'au 6 mars, la croissance est rapide mais assez irrégulière. Dans la deuxième, qui va jusqu'au 15 mars, la croissance est un peu moins rapide mais régulière. Dans la troisième, à partir du 16 mars, la croissance est ralentie mais toujours régulière. Si l'on ajuste une droite sur l'ensemble des deux premières périodes, qui va du 25 février au 15 mars, on trouve que le nombre de cas croît exponentiellement avec un taux λ ≈ 0,31 par jour (en rouge). Le temps de doublement est (ln 2)/λ ≈ 2,2  jours. Si en revanche on se limite à la deuxième période, avec des données qui sont particulièrement bien alignées en échelle logarithmique, on obtient λ ≈ 0,225 par jour et un temps de doublement de 3,1 jours (en bleu). Comme les données du début de l'épidémie sont perturbées par une part importante de nouveaux cas importés et par des effets stochastiques, c'est probablement la deuxième estimation qui est la plus fiable. Pour la troisième période, après la mise en place de mesures drastiques, le temps de doublement passe à 4,9 jours.

Figure 1. a) Nombre cumulé de cas confirmés en France entre le 25 février et le 29 mars 2020, d'après \(\text{Santé publique France}\,\) et [11]. b) Logarithme népérien de ce nombre et droites de régression linéaire.

    On va étudier un modèle mathématique inspiré de cette épidémie. Divisons la population française en cinq compartiments selon une variante du modèle classique S-E-I-R (voir par exemple [3, p. 61]) :

Chacun de ces deux derniers compartiments regroupe donc à la fois ceux qui sont encore infectieux mais isolés et ceux qui ne sont plus infectieux car guéris ou décédés. Certains malades ont des symptômes de faible gravité et restent chez eux sans se faire tester, d'autres habitent dans des maisons de retraites et n'ont pas non plus été testés malgré les complications voire le décès ; ce sont ces catégories que l'on retrouve dans le compartiment \(\,R_2\). On peut évidemment raffiner à l'infini ce modèle pour le rendre plus réaliste mais on a essayé de limiter au maximum le nombre de paramètres inconnus ; on a aussi pour but principal d'obtenir un résultat théorique relatif à la taille finale de l'épidémie.

    Introduisons quelques notations :

On a alors \begin{eqnarray} \frac{dS}{dt} &=& -a\, S\, \frac{I}{N}\tag{1}\\ \frac{dE}{dt} &=& a\, S\, \frac{I}{N} - b\, E\tag{2}\\ \frac{dI}{dt} &=& b\, E - c\, I\tag{3}\\ \frac{dR_1}{dt} &=& f\, c\, I\, ,\tag{4}\\ \frac{dR_2}{dt} &=& (1-f)\, c\, I\, .\tag{5} \end{eqnarray} Pour faire le lien avec les données de la figure 1, \(R_1(t)\) correspond au nombre cumulé de cas confirmés à l'instant \(t\). On définit \(\,R(t)=R_1(t)+R_2(t)\,\). On a alors \begin{equation} \frac{dR}{dt} = c\, I.\tag{6} \end{equation} On déduit de \(R_1(0)=R_2(0)=0\) \[ R_1(t)=f\, R(t),\quad R_2(t)=(1-f) R(t),\quad \forall t\geq 0.\]

    Au début de l'épidémie, le nombre de cas reste très petit par rapport à la population totale de sorte que \(S(t)\simeq N\), ce qui conduit à la linéarisation \[ \frac{dE}{dt} \simeq a\, I - b\, E,\quad \quad \frac{dI}{dt} = b\, E - c\, I. \] Les nombres \(E(t)\) et \(I(t)\) mais aussi les nombres \(R_1(t)\) et \(R_2(t)\) tendent donc à croître exponentiellement comme \(e^{\lambda t}\). \(\,\lambda\,\) est la plus grande valeur propre de la matrice \begin{equation}\tag{7} \left (\begin{array}{cc} -b & a\\ b & -c \end{array} \right ). \end{equation} Le polynôme caractéristique est \begin{equation}\tag{8} \lambda^2 +(b+c)\lambda +b(c-a)=0. \end{equation} On a donc \begin{equation}\tag{9} \lambda=\frac{-(b+c)+\sqrt{(b+c)^2-4b(c-a)}}{2} = \frac{-(b+c)+\sqrt{(b-c)^2+4ab}}{2}\, . \end{equation}

    [9] indique que la durée d'incubation, c'est-à-dire la période avant apparition des symptômes, est de 5 à 6 jours. La période de latence peut être un peu plus courte puisqu'on peut devenir infectieux avant de montrer des symptômes. On fixe à 4 jours la durée moyenne dans la phase latente. C'est \(\,1/b\). On prend donc \(\,b= \mbox{0,25}\) par jour.

    La durée moyenne dans le compartiment infectieux avant isolement, qui vaut \(1/c\ \), est plus difficile à estimer car elle dépend de nombreux facteurs. Elle dépend des caractéristiques biologiques du virus, des caractéristiques des personnes telles que leur âge, mais aussi de la promptitude avec laquelle les cas sont isolés, ce qui varie d'un pays à l'autre. L'épidémie en France a lieu alors que les habitants sont déjà bien au courant de l'existence de la pandémie. Les malades ne tardent pas à être isolés. Certaines personnes ne sont pas du tout infectieuses. D'autres personnes sont infectieuses plusieurs jours avant d'être isolées. Supposons que la moyenne soit de l'ordre de 1 jour, la forme du modèle sous-entendant que la distribution est exponentielle. On aurait cette moyenne dans un modèle plus raffiné si 80% des infectés restaient infectieux pendant 0 jour et si 20% des infectés restaient infectieux pendant 5 jours avant d'être isolés. En résumé, on a choisi \(\,c= 1\,\) par jour.

    On déduit de la formule (9) que \begin{equation}\tag{10} a = \frac{(2\lambda+b+c)^2-(b-c)^2}{4b}=(\lambda+c)\left (1+\frac{\lambda}{b}\right ). \end{equation} ce qui permettrait de calculer numériquement le taux de contact effectif à partir du taux de croissance observé λ.

    Imaginons que des mesures de santé publique puissent diviser le taux de contact effectif par un nombre k tel que \(\,k > 1\). Combien doit valoir au minimum ce nombre pour arrêter l'épidémie ? Cette valeur minimale est traditionnellement notée \(\,\mathcal{R}_0\,\) à la suite de Lotka, qui l'a appelée la « reproductivité » [6, p. 102]. Avec \(\,a'=a/\mathcal{R}_0\,\), le nouveau taux de croissance de l'épidémie \(\,\lambda'\,\) doit être nul. D'après l'équation (8), cela conduit à \(\ c- a/\mathcal{R}_0=0\) et à \[ \mathcal{R}_0 = \frac{a}{c}=\left (1+\frac{\lambda}{b}\right ) \left (1+\frac{\lambda}{c}\right ) \simeq \mbox{2,33}\] si l'on utilise la valeur numérique (\(\lambda\simeq \mbox{0,225}\,\) par jour) suggérée par la courbe épidémique de la figure 1. Vues les incertitudes sur les paramètres b et c, ceci ne peut être qu'une valeur approchée.

    De manière plus technique (voir par exemple [7]), on aurait pu remarquer que \(\mathcal{R}_0\) était aussi le rayon spectral de la matrice \[\left (\begin{array}{cc} 0 & a \\ 0 & 0 \end{array} \right ) \left (\begin{array}{cc} b & 0 \\ -b & c \end{array} \right )^{-1}.\]

    Revenons au modèle S-E-I-R non linéaire (1)-(6). Rappelons comment déterminer la taille finale de l'épidémie en l'absence complète d'intervention ; c'est une adaptation facile et d'ailleurs bien connue de la méthode utilisée pour le modèle S-I-R (voir par exemple [4, p. 76]). Avec l'équation (1), on a \[\frac{d}{dt} \ln S = -\frac{a}{N} I(t).\] Donc en intégrant entre \(t=0\) et \(t=+\infty\), \begin{equation}\tag{11} \ln S(\infty) - \ln S(0) = -\frac{a}{N} \int_0^\infty I(t)\, dt\, . \end{equation} \(S(\infty)\) désigne la limite quand \(t\to +\infty\) de la fonction \(S(t)\,\). Cette fonction est décroissante et positive. Avec \(\ R(0)=0\) et l'équation (6), on a \begin{equation}\tag{12} R(\infty) = c\int_0^\infty I(t)\, dt. \end{equation} Par ailleurs, on a à tout instant \(S(t)+E(t)+I(t)+R(t)=N\). L'épidémie finit par s'arrêter : \[E(t)\mathop{\longrightarrow}_{t \to +\infty} 0,\quad I(t)\mathop{\longrightarrow}_{t \to +\infty} 0.\] On a donc \begin{equation}\tag{13} S(\infty)+R(\infty)=N. \end{equation} En combinant (11), (12) et (13), on a \[N-R(\infty)=S(0)\, \exp\left (-\frac{a}{c} \frac{R(\infty)}{N} \right ).\] Au début de l'épidémie, il n'y a que quelques personnes infectées dans la population, donc \(S(0)\simeq N\). L'équation implicite pour la taille finale de l'épidémie peut s'écrire comme \begin{equation}\tag{14} 1-\frac{R(\infty)}{N} \simeq \exp\left (-\mathcal{R}_0 \, \frac{R(\infty)}{N}\right ), \end{equation} qui se trouve avoir la même forme que pour le modèle S-I-R [4]. Avec \(\,\mathcal{R}_0\simeq \mbox{2,33}\,\), on trouve \(R(\infty)/N \simeq 87\%\). Seule une fraction f de ces cas est confirmée.

2.   Deuxième phase avec intervention drastique

    Imaginons qu'à une certaine date T, des mesures drastiques soient prises de sorte que le nouveau taux de contact effectif soit réduit à 0. Supposons qu'il y ait à cet instant un nombre cumulé de cas confirmés égal à \(\,R_1(T)\). Par exemple, il y avait 5423 cas cumulés le 15 mars, date à laquelle sont entrées en vigueur les mesures concernant les écoles et les lieux publics. Peut-on alors prévoir quelle aurait été sous ces hypothèses la nouvelle taille finale de l'épidémie, ou du moins celle confirmée?

    Vers la fin de la phase exponentielle où \(t\leq T\) et où le nombre total de cas représente encore une part infime de la population totale, on a \[E(t)\simeq u\, e^{\lambda t},\quad I(t)\simeq v\, e^{\lambda t},\quad R(t)\simeq w\, e^{\lambda t}.\] \((u,v)\) est un vecteur propre associé à la plus grande valeur propre de la matrice (7), c'est-à-dire \(\lambda\). Ainsi, \[-b\, u+a\, v=\lambda \, u.\] Avec l'équation (10), on a \[u=\frac{a\, v}{\lambda+b}=\frac{\lambda+c}{b}\, v\, .\] Mais \(dR/dt \simeq \lambda R\) si \(\,t < T\,\) et si t n'est pas trop proche de 0. Donc \[I(T)=\frac{1}{c} \frac{dR}{dt}(T)\simeq \frac{\lambda }{c}\, R(T).\] Avec \(I(T)\simeq v\, e^{\lambda T}\,\), on a \[E(T)\simeq u\, e^{\lambda T} = \frac{\lambda+c}{b}\, v\, e^{\lambda T} \simeq \frac{\lambda+c}{b}\, I(T) \simeq \left (\frac{\lambda^2}{bc}+ \frac{\lambda }{b}\right ) R(T) \, .\]

    On suppose que les contacts sont réduits à zéro. On a pour \(\,t > T\) \begin{equation}\tag{15} \frac{dS}{dt} = 0,\quad \frac{dE}{dt} = - b\, E, \end{equation} tandis que les autres équations (3), (4) et (5) restent identiques. Sans avoir à résoudre ce système, la taille finale de l'épidémie sera \(R(\infty)=R(T)+E(T)+I(T)\). Il y a en effet \(\,E(T)+I(T)\,\) individus infectés qui ne sont pas encore dans les compartiments R au temps T. On a ainsi \[R(\infty)\simeq R(T) \left (1+\frac{\lambda^2}{bc}+ \frac{\lambda }{b}+ \frac{\lambda}{c}\right ) = R(T) \left (1+\frac{\lambda}{b} \right ) \left (1+\frac{\lambda}{c} \right )=\mathcal{R}_0 \, R(T) \, .\] Avec \(R_1(t)=f\, R(t)\,\), on a donc \[R_1(\infty)\simeq \mathcal{R}_0 \, R_1(T).\]

    Ainsi, si les contacts sont réduits à zéro à partir d'une certaine date

alors la taille finale (confirmée ou totale) de l'épidémie est proche de celle que l'on obtient en multipliant le nombre cumulés de cas (confirmés ou au total) à cette date par la reproductivité de l'épidémie. Un résultat semblable s'obtient de la même manière pour un modèle S-I-R. En annexe, on remarque cependant que ce n'est plus la reproductivité qui détermine le quotient \(\,R(\infty)/R(T)\) dans les modèles avec une période infectieuse qui n'est pas distribuée exponentiellement, mais une expression plus compliquée.

    Avec \(R_1(T)=5\,423\) et \(\mathcal{R}_0\simeq \mbox{2,33}\,\), cela donne \(R(\infty)\simeq 12\, 600\). Soulignons encore une fois l'incertitude autour des paramètres b et c, qui se retrouve dans ce résultat.

    Il y a une analogie avec le concept de « potentiel d'accroissement » des populations en démographie [8, p. 176]. C'est le rapport entre la population finale stationnaire et la population à un certain instant si la fertilité est divisée subitement à cet instant par la reproductivité, de sorte que la population se retrouve avec un taux asymptotique de croissance nul. Comme dans notre calcul, Keyfitz a obtenu une formule relativement simple pour le « potentiel d'accroissement » en supposant que la population initiale est « stable » au sens de Lotka (c'est-à-dire donnée par le premier vecteur propre). Cette formule fait aussi intervenir la reproductivité, quoique de manière plus compliquée que pour notre modèle S-E-I-R [8, p. 179].

    Notons aussi que l'estimation de \(R(T)+E(T)+I(T)\) à partir de la seule donnée \(R(T)\) est analogue au problème qui s'était posé aux débuts de l'épidémie de VIH pour estimer le nombre de personnes séropositives à partir du nombre de cas déclarés de SIDA.

    La figure 2\(^a\,\) illustre ce modèle à deux phases. On a pris \(\,N=65\times 10^6\) (la population de la France) et les conditions initiales \begin{equation}\tag{16} S(0)=N-1, \quad E(0)=1, \quad I(0)=0,\quad R(0)=0. \end{equation} Le paramètre \(a\) est donné par la formule (10) avec \(\lambda=\mbox{0,225}\,\) par jour, comme dans la figure 1. On dispose de peu d'information au sujet du paramètre f. On sait rétrospectivement qu'un grand nombre de décès dûs au virus dans les maisons de retraite n'étaient pas comptabilisés parmi les cas confirmés au début de l'épidémie. Choisissons par exemple f=0,5 pour l'illustration. On a pris \(\,T=\mbox{43,2}\) jours de sorte que \(R_1(T) \simeq 5\,438\,\) soit proche de la donnée 5423 pour le 15 mars. En poursuivant la simulation un peu plus longtemps que dans la figure, on trouve bien numériquement que \(\,R_1(\infty)/R_1(T)\simeq \mbox{2,33} \simeq \mathcal{R}_0\).

Figure 2. a) Exemple de simulation du modèle à deux phases. b) Le quotient \(\,R_1(\infty)/R_1(T)\) en fonction de \(T\).

    La figure 2\(^b\) montre comment le quotient \(R_1(\infty)/R_1(T)\,\) varie en fonction de l'instant T où le taux de contact est réduit à zéro. On observe effectivement un plateau où ce quotient est proche de \(\,\mathcal{R}_0\). Dans le cas \(\,T\to 0\,\), on a \(\,R_1(T)\to 0\) et \(R_1(\infty)\to f(E(0)+I(0)) > 0\). On a donc \(R_1(\infty)/R_1(T) \to +\infty\). Le quotient se rapproche de \(\,\mathcal{R}_0\,\) si T est de l'ordre de l'inverse de la différence entre les deux valeurs propres de la matrice (7). Si au contraire \(\,T \to \infty\,\), alors l'intervention intervient trop tard. L'épidémie est déjà passée et \(\,R_1(\infty)/R_1(T)\to 1\). Avec \(\,N\to +\infty\,\), la largeur du plateau, où \(R_1(\infty)/R_1(T)\) est proche de \(\mathcal{R}_0\,\), croît probablement comme \((\ln N)/\lambda\), puisque tel est par exemple le comportement du temps jusqu'au pic épidémique dans un modèle SIR à coefficients constants (voir [2] ou [5, p. 12]).

3.   Généralisation

    Dans la réalité, le taux de contact effectif n'est sûrement pas tout à fait nul pour \(t > T\). La valeur obtenue pour \(\,R(\infty)\,\) peut néanmoins être considérée comme une borne inférieure de la valeur réelle. Car il est certain que la taille finale de l'épidémie sera supérieure avec des contacts qui ne sont pas nuls qu'avec des contacts qui sont nuls. Rappelons à ce sujet que les modèles épidémiques de type S-I-R ou S-E-I-R avec un taux de contact variable ne sont pas « monotones », dans le sens qu'une réduction du taux de contact peut parfois conduire à une taille finale de l'épidémie plus grande [1].

    Considérons maintenant le cas où le taux de contact n'est pas réduit à 0 mais divisé par un nombre q (\(q > 1\)). La réduction à 0 correspond au cas limite où \(\,q \to +\infty\). On a pour \(\,t > T\), \begin{equation}\tag{17} \frac{dS}{dt} = -\frac{a}{q}\, S\, \frac{I}{N},\quad \frac{dE}{dt} = \frac{a}{q}\, S\, \frac{I}{N} - b\, E, \end{equation} tandis que les équations (3), (4) et (5) restent identiques. Par le même raisonnement que dans la section 1, on a pour \(\,t > T\) \[\frac{1}{S} \frac{dS}{dt} = - \frac{a}{q\, c\, N} \frac{dR}{dt}.\] On en déduit, en intégrant entre t=T et t=+∞, \[\ln \frac{S(\infty)}{S(T)} = - \frac{\mathcal{R}_0}{q}\, \frac{R(\infty)-R(T)}{N}\, ,\] avec \(\mathcal{R}_0=a/c > 1\) et \(\,S(\infty)=N-R(\infty)\,\). On a donc \begin{equation}\tag{18} 1-\frac{R(\infty)}{N} = \frac{S(T)}{N} \exp \left (- \frac{\mathcal{R}_0}{q} \, \frac{R(\infty)-R(T)}{N}\right ). \end{equation} Comme dans la section 2, supposons que le temps T ne soit ni trop petit ni trop grand, c'est-à-dire dans le plateau de la figure 2\(^b\). En première approximation, \(\,S(T)\simeq N\) et \(R(T)\) est petit par rapport à \(N\). Deux cas se présentent alors.

    Dans le cas \(1 < q < \mathcal{R}_0\,\), comme dans l'argument graphique classique [4], on trace les membres de gauche et de droite de l'équation (18) en fonction de \(R(\infty)/N\). On voit que la solution \(\,R(\infty)/N\,\) n'est pas infinitésimale mais proche de la solution strictement positive de l'équation \begin{equation}\tag{19} 1-\frac{R(\infty)}{N} \simeq \exp \left (-\frac{\mathcal{R}_0}{q} \, \frac{R(\infty)}{N}\right ). \end{equation}

    Si au contraire \(q > \mathcal{R}_0\), alors la solution \(R(\infty)/N\,\) de l'équation (18) est petite. Avec \[\,S(T)=N-E(T)-I(T)-R(T),\quad E(T)+I(T)+R(T)\simeq \mathcal{R}_0\, R(T),\] une approximation à l'ordre 1 de l'exponentielle dans l'équation (18) conduit à \[1-\frac{R(\infty)}{N} \simeq \left [1-\frac{\mathcal{R}_0\, R(T)}{N} \right ]\, \left [1- \frac{\mathcal{R}_0}{q} \frac{R(\infty)-R(T)}{N} \right ].\] En négligeant \(1/N^2\,\), on a \[1-\frac{R(\infty)}{N} \simeq 1-\frac{\mathcal{R}_0\, R(T)}{N} - \frac{\mathcal{R}_0}{q} \frac{R(\infty)-R(T)}{N} .\] Finalement, \begin{equation}\tag{20} R(\infty) \simeq R(T) \, \mathcal{R}_0\, \frac{1-1/q}{1-\mathcal{R}_0/q}\, . \end{equation} Avec \(q\to +\infty\) on a \(R(\infty) \simeq R(T) \, \mathcal{R}_0\). On remarque aussi que \(\,(1-1/q)/(1-\mathcal{R}_0/q) > 1\), comme il se doit. Une formule identique à (20) lie \(\,R_1(\infty)\) et \(R_1(T)\).

    La figure 3 montre avec une ligne continue, en fonction du paramètre q, la taille finale de l'épidémie en échelle logarithmique. On a simulé numériquement le système (1)-(6) pour t<T avec les conditions initiales (16). On a simulé numériquement le système (17) pour t>T. Comme dans la figure 2\(^a\,\), la population totale est \(N=65\times 10^6\) et le paramètre \(a\) est donné par la formule (10) avec \(\lambda=\mbox{0,225}\,\) par jour. On a encore pris \(\,f=\mbox{0,5}\) et \(T=\mbox{43,2}\) jours de sorte que \(R_1(T) \simeq 5\,438\). La figure montre aussi avec des petits ronds la valeur de la formule (20) pour \(\,q > \mathcal{R}_0\). Elle montre enfin avec de petits losanges la solution strictement positive de l'équation (19) pour \(\,q < \mathcal{R}_0\). On voit que les deux approximations cessent d'être valable au voisinage du seuil (\(q=\mathcal{R}_0\)).

Figure 3. \(\ln(R(\infty)/N)\) en fonction de \(q\) (ligne continue), comparé avec la formule (20) (petits ronds) valable pour \(q > \mathcal{R}_0\) et avec la solution de l'équation (19) (petits losanges) valable pour \(q < \mathcal{R}_0\).

    On notera que la taille finale de l'épidémie varie de plusieurs ordres de grandeurs si \(\,q\simeq \mathcal{R}_0\). Comme il est difficile de le quantifier, la prédiction de la taille finale de l'épidémie est également difficile dans cette zone. Il n'y a que si le paramètre q est nettement supérieur à la reproductivité que la prévision avec la formule (20) devient moins sensible à la valeur de q.

4.   Estimation du paramètre q

    Essayons d'estimer le paramètre q en ajustant une simulation du modèle aux données postérieures au 15 mars, y compris celles jusqu'au 15 avril qui ne figuraient pas dans la figure 1. [10] avertit néanmoins que « le nombre de cas confirmés en France ne reflète plus de manière satisfaisante la dynamique de l'épidémie », étant donné que « les patients présentant des signes de COVID-19 ne sont plus systématiquement confirmés par un test biologique ».

    On part de la donnée \(R_1(T)=5\,423\) et des relations \[R(T)=R_1(T)/f,\quad R_2(T)=(1-f) R(T).\] Comme les données des 8 jours qui précèdent sont particulièrement bien alignées, on démarre la simulation de notre modèle avec \[\,R(T-\tau)=e^{-\lambda \tau} R(T)\] avec \(\lambda=\mbox{0,225}\) par jour et \(\tau=8\) jours, et avec les estimations correspondantes \[I(T-\tau)\simeq \frac{\lambda}{c}\, R(T-\tau), \quad E(T-\tau) \simeq \left (\frac{\lambda^2}{bc}+ \frac{\lambda}{b} \right )R(T-\tau),\quad S(T-\tau)=N-E(T-\tau)-I(T-\tau)-R(T-\tau).\]

    Le taux de contact effectif est \(a/q\) si \(t > T\,\). On essaie d'ajuster le nombre de cas confirmés aux données jusqu'au 15 avril. Le meilleur ajustement donne \(\,q=\mbox{1,7}\). Cette valeur est inférieure au seuil \(\,\mathcal{R}_0\,\). Il semblerait que les mesures de confinement soient encore insuffisantes. Mais les tous derniers points de la figure montrent que l'écart avec le modèle grandit dans le sens d'un ralentissement de l'épidémie réelle. Il se peut que la valeur de f choisie ne soit pas appropriée ou qu'elle ait varié au cours de l'épidémie. Ou alors le modèle est peut-être un peu trop simpliste. On s'attend notamment à ce qu'une distribution non exponentielle des temps passés dans les différents compartiments influence le moment où la courbe commence à s'infléchir.

Figure 4. Logarithme népérien du nombre de cas confirmés entre le 7 mars et le 15 avril (petits ronds, données de \(\mathrm{Sant\acute{e}\ publique\ France}\) [11]) et \(\ln(R_1(t))\) en fonction du temps \(t\) dans 4 simulations avec de haut en bas \(q\in \{\mbox{1,5} ;\, \mbox{1,7} ;\, 2 ;\, \mbox{2,5} \}\).

    En conclusion, on a exploré un scénario à deux phases où le taux de contact est réduit à partir d'un certaine date. On a trouvé une formule approchée simple pour la taille finale de l'épidémie en fonction du nombre de cas détectés au moment de la réduction. Il reste néanmoins à énoncer et à démontrer plus rigoureusement ce résultat, probablement en le faisant apparaître comme un résultat asymptotique lorsque \(\,N\to +\infty\).

Remerciements

    On remercie \(\mathrm{Hisashi\ Inaba}\), \(\mathrm{Ali\ Moussaoui}\) et \(\mathrm{Fr\acute{e}d\acute{e}ric\ Hamelin}\) pour leurs commentaires sur le manuscrit.

Calcul annexe

Considérons un modèle S-I-R avec une période infectieuse qui n'est pas nécessairement distribuée exponentiellement, avec les notations On a au début de l'épidémie \begin{eqnarray*} I(t,0)&\simeq& \int_0^\infty a(x)\, I(t,x)\, dx\\ \frac{\partial I}{\partial t}+\frac{\partial I}{\partial x}&=&-b(x)\, I(t,x)\\ \frac{dR}{dt}&=&\int_0^\infty b(x)\, I(t,x)\, dx \end{eqnarray*} On en déduit, comme dans la théorie des populations stables de Lotka [6] que \[I(t,x)\simeq k\, e^{\lambda t} \, e^{-\lambda x - \int_0^x b(y)\, dy} .\] k est une constante. Le taux de croissance λ est l'unique solution de l'équation \[1=\int_0^\infty a(x) e^{-\lambda x - \int_0^x b(y)\, dy}\, dx.\] Avec \(I(t)=\int_0^\infty I(t,x)\, dx\,\), le problème est d'estimer \(I(T)+R(T)\) à partir de \(R(T)\). Mais \[ \lambda R(T) \simeq \frac{dR}{dt}(T)=\int_0^\infty b(x)\, I(T,x)\, dx\simeq \int_0^\infty b(x)\, k\, e^{\lambda T}\ e^{-\lambda x - \int_0^x b(y)\, dy}\, dx.\] On en déduit que \[k\simeq \frac{\lambda R(T) e^{-\lambda T}}{\int_0^\infty b(x)\, e^{-\lambda x - \int_0^x b(y)\, dy}\, dx}.\] Finalement, \[ \frac{I(T)+R(T)}{R(T)} \simeq \frac{\lambda \int_0^\infty e^{-\lambda x - \int_0^x b(y)\, dy}}{\int_0^\infty b(x)\, e^{-\lambda x - \int_0^x b(y)\, dy}}+1.\] On voit que ce résultat n'a pas de raison particulière de coïncider avec la formule suivante \[\mathcal{R}_0=\int_0^\infty a(x)\, e^{- \int_0^x b(y)\, dy}\, dx.\] Dans le cas spécial où les taux sont constants, avec \(a(x)\equiv a\) et \(b(x)\equiv b\,\), on a cependant \(\lambda=a-b\) et donc \[\frac{I(T)+R(T)}{R(T)} \simeq \frac{\lambda}{b}+1=\frac{a}{b}=\mathcal{R}_0.\]

Références bibliographiques

  1. \(\mathrm{Baca\ddot{e}r\ N.,\ Gomes\ M.G.M.\ (2009)}\) \(\mathrm{Sur\ la\ taille\ finale\ des\ \acute{e}pid\acute{e}mies\ avec\ saisonnalit\acute{e}.}\) \(\mathrm{Bull.\ Math.\ Biol.\ 71:1954-1966.}\) https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-01299608
  2. \(\mathrm{Baca\ddot{e}r\ N.\ (2020)}\) \(\mathrm{Sur\ le\ pic\ \acute{e}pid\acute{e}mique\ dans\ un\ mod\grave{e}le\ S-I-R,}\) \(\mathrm{Quadrature\ 117:1-4.}\) https://hal.archives-ouvertes.fr/hal-02518993
  3. \(\mathrm{Corlosquet-Habart\ M.,\ Janssen\ J.,\ Manca\ R.\ (2012)}\) \(\mathrm{Mod\acute{e}lisation\ stochastique\ du\ risque\ de\ pand\acute{e}mie\ :}\) \(\mathrm{strat\acute{e}gies\ de\ couverture\ et\ d'assurance.}\) \(\mathrm{Lavoisier,\ Cachan.}\)
  4. \(\mathrm{Hillion\ A.\ (1986)}\) \(\mathrm{Les\ Th\acute{e}ories\ math\acute{e}matiques\ des\ populations.}\) \(\mathrm{Presses\ Universitaires\ de\ France,\ Paris.}\)
  5. \(\mathrm{Lauwerier\ H.A.\ (1984)}\) \(\mathrm{Mathematical\ Models\ of\ Epidemics.}\) \(\mathrm{Mathematisch\ Centrum,\ Amsterdam.}\)
  6. \(\mathrm{Lotka\ A.J.\ (1939)}\) \(\mathrm{Th\acute{e}orie\ analytique\ des\ associations\ biologiques,\ 2e\ partie.}\) \(\mathrm{Hermann,\ Paris.}\)
  7. \(\mathrm{Nkague\ Nkamba\ L.\ (2012)}\) \(\mathrm{Robustesse\ des\ seuils\ en\ \acute{e}pid\acute{e}miologie\ et\ stabilit\acute{e}\ asymptotique\ }\) \(\mathrm{d'un\ mod\grave{e}le\ \grave{a}\ infectivit\acute{e}\ et\ susceptibilit\acute{e}\ diff\acute{e}rentielle.}\) \(\mathrm{Th\grave{e}se,\ Universit\acute{e}\ de\ Lorraine\ et\ Universit\acute{e}\ Gaston\ Berger.}\)
  8. \(\mathrm{Pressat\ R.\ (1995)}\) \(\mathrm{\acute{E}l\acute{e}ments\ de\ d\acute{e}mographie\ math\acute{e}matique.}\) \(\mathrm{AIDELF,\ Paris.}\)
  9. \(\mathrm{Sansonetti\ Ph.\ (2020)}\) \(\mathrm{Covid-19\ ou\ la\ chronique\ d'une\ \acute{e}mergence\ annonc\acute{e}e.}\) \(\mathrm{Expos\acute{e},\ Coll\grave{e}ge\ de\ France,\ 18\ mars\ 2020.}\)
  10. \(\mathrm{Sant\acute{e}\ publique\ France\ (2020)}\) \(\mathrm{Covid-19,\ point\ \acute{e}pid\acute{e}miologique\ hebdomadaire\ du\ 09\ avril\ 2020.}\) www.santepubliquefrance.fr
  11. https://fr.wikipedia.org/wiki/Pand%C3%A9mie_de_Covid-19_en_France