Culture du chiffre et responsabilité sociale : le déplacement de la charge de l’incertitude sur le facteur humain à France Télécom - Archive ouverte HAL Accéder directement au contenu
Chapitre D'ouvrage Année : 2014

Culture du chiffre et responsabilité sociale : le déplacement de la charge de l’incertitude sur le facteur humain à France Télécom

Résumé

Il est aujourd'hui trivial de parler d'une convergence contemporaine des logiques communicationnelles développées, d'une part par des entreprises privées investies sur le terrain des valeurs et du lien social, d'autre part par des institutions publiques soucieuses de faire état de leur performance à partir d'indicateurs relevant des sciences de la gestion. Loin de constituer une hybridation qui consacrerait des logiques d'acculturation réciproque ou encore de communication bidirectionnelle symétrique à partir desquelles le gain se révèlerait respectif, le constat doit au contraire conduire à parler d'un phénomène crastique. Entendue comme un processus inédit conduisant à un écrasement des données culturelles antérieures, la crase peut apparemment profiter aux structures envahies (parure d'une légitimité citoyenne pour le privé et d'une légitimité gestionnaire pour le public). Mais à long terme, le constat ouvre à l'analyse d'une stratégie de déplacement de la charge de l'incertitude, insupportable pour les milieux financiers, vers le facteur humain, dont la nécessaire réduction sociologique à une agrégation de monades (Boutroux, 1938, pp. 181-192), comme la décrédibilisation économique des corps intermédiaires supposés en assurer la protection et des organes de régulation supposés corriger la violence des marchés, s'accompagnent paradoxalement d'un discours normatif de re-sublimation de l'instance productive et de la valeur travail pour maintenir la mobilisation des hommes. Dans la lignée de la sociologie pragmatique française (Boltanski, Chiapello, 1999 ; Boltanski, Thévenot, 1991…) et de la sociologie clinique (de Gaulejac, 2005 ; Aubert, Haroche, 2011) et que les sciences de l'information et de la communication prolongent (Alemanno, Cabedoche, 2011 ; Floris, 1995), nous estimons que l'agir stratégique mis en oeuvre participe de ce nouvel esprit dont le capitalisme a aujourd'hui besoin dans sa conquête des marchés internationaux économiquement et financièrement rentables. Pour l'entreprise privée, il s'agit de dépasser la culture de la « cité domestique » qui avait développé la référence au hiérarque protecteur, appliqué à promouvoir les expertises professionnelles patiemment acquises et à autoriser les plans de carrière humainement sécurisants, pour entrer dans la « cité par projets », dont le culte de « l'intrapeuneur » flexible, réseauté, nomade, se présente idéal pour répondre en temps réel à la moindre inflexion des marchés. Pour l'institution publique, il s'agit de saper la légitimité régulatrice de l'action et les solidarités humaines et sociales par l'imposition normative d'une culture du résultat économique et financier immédiat. Droits de regard des appareils d'état, offres alternatives de l'économie sociale, atermoiements médiatiques ou syndicaux, ne sont finalement tolérés qu'en ayant d'abord fait la preuve de leur efficacité gestionnaire, au nom d'une modernisation érigée en valeur de « responsabilité ». L'exemple de la communication développée par France Télécom (FT) pendant la première décennie du XXI e siècle est significatif. Comme chez le voisin allemand Deutsche Telekom (Schröder, 2101), une culture interne de la fierté d'appartenance s'était développée au sein de l'ancien Ministère des Postes, Télégrammes et Télécommunications-que déjà, le ministre Louis Mexandeau avait jugé nécessaire de dépoussiérer-autour de l'entretien qualitatif du lien direct et du service non marchand au plus profond des milieux ruraux. Hautement politique et sociale, cette résonance avait présidé quelque trente ans plus tôt à l'intégration valorisante dans la fonction publique et à la construction de la fierté identitaire, professionnelle et sociale au fur et à mesure de l'expertise technique et de la progression de la carrière. Le discours institutionnel y participait, jusque dans les slogans publicitaires doublement sublimants (en 1979, les télévisions vantaient : « PTT, les hommes qui relient les hommes »). Mais lorsque l'opérateur français s'était lancé à la conquête mondiale des marchés des télécommunications, la culture du service public avait cédé à la logique gestionnaire, laquelle, malgré les avertissements liés aux risques humains (
Fichier principal
Vignette du fichier
1 -Cabedoche sept 13.pdf (261.02 Ko) Télécharger le fichier
Origine : Fichiers produits par l'(les) auteur(s)
Loading...

Dates et versions

hal-02021662 , version 1 (16-02-2019)

Identifiants

  • HAL Id : hal-02021662 , version 1

Citer

Bertrand Cabedoche. Culture du chiffre et responsabilité sociale : le déplacement de la charge de l’incertitude sur le facteur humain à France Télécom. Valérie Lépine; Fabienne Martin-Juchat; Chrystelle Millet-Fourrier. Acteurs de la communication des entreprises et des organisations. Pratiques et perspectives, PUG, pp. 21-40, 2014, (Coll. « Communication, médias et sociétés »). ⟨hal-02021662⟩

Collections

UGA GRESEC
300 Consultations
163 Téléchargements

Partager

Gmail Facebook X LinkedIn More