, associe sans cesse réminiscence et analogie : « Je suis, comme autrefois, celui qui est de trop » (Déchirure, p. 50). L'autobiographe est sans cesse clivé entre le désir de conservation des choses (que rien n'ait changé, que le tout du passé ressurgisse, intact, à la mémoire fidèle) et le désir de transformation de soi (que le passé dise à quel point le sujet a changé, progressé, mûri). L'analogie relève aussi de la plénitude de l'enfance
, 18 : « Il y avait une connivence entre les oeufs du petit déjeuner à Blémont et Mérence, enclose dans la maison chaude, comme eux dans leurs cloisons lisses et brûlantes » (Déchirure, p.88
, « C'étaient ces meubles et la patiente lenteur des rayons qui produisaient la sensation chaude. Non pas rouge, ni brune mais alezane peut-être, comme les poulinières de concours qu'on rassemblait dans une écurie spéciale
, 20 : « Le plateau porté haut comme l'amour, une divinité familière entrait pour nous servir, p.88
, solitude : c'est d'une part la proximité des choses dans un monde qui leur permet de se faire signe ; mais c'est aussi l'entente, la bonne intelligence d'un monde extraordinairement pacifié Entre le poulailler, l'écurie, et la cuisine ou la salle à manger, entre la servante et les nourritures terrestres, entre le symbole et le réel, tout communique : certes, cette connivence peut être axiologiquement orientée vers le mal ; mais alors l'analogie tend à donner une intelligibilité au mal en le faisant reconnaître sous ses divers avatars
, Sur les oreillers, le visage de maman ressemble à une terre labourée par la guerre. Gonflée par places et affaissée à d'autres, comme à la suite d'un bombardement. [?]On croit voir une femme d'une époque plus ancienne et plus pauvre, p.48
, Mais nous sommes tous sur ce point des saints Thomas : on tend à ne croire que ce qu'on voit. L'analogie, qui fait jubiler l'esprit, n'estelle pas l'art par excellence du trompe-l'oeil ? Bauchau parcourt l'intégralité du spectre analogique : de l'évaluation rationnelle à l'impression sensible, de l'impression sensible à la vie spirituelle, de la vie spirituelle à la croyance qui suscite le soupçon? C'est pourquoi la locution comme si, qui interdit les ellipses et contraint le locuteur d'expliciter sa pensée, serait plus probe, parce que plus loyale, que le simple comme : la locution manifesterait mieux la dimension spéculative, hypothétique et exploratoire de l'analogie. Celle-ci perd-elle ou gagne-t-elle en force en s'entourant d'un halo d'indétermination ? La locution comme si Le relevé rapide que je propose ci-dessous voudrait suggérer que la conjonction comme si, bien qu'assez lourdement prosaïque, il faut bien l'avouer, constitue un merveilleux témoin stylistique d'une poétique apaisée de la déchirure, si l'on accepte cet oxymore. Mieux que comme, qui peut être suivi d'un simple syntagme, comme si césure la phrase en deux sous-phrases correspondant à deux régimes d'expérience incommensurables, à deux mondes distincts, qui co-existent sans jamais se superposer Comme si traduirait l'acceptation sereine d'un monde à jamais déchiré en ses multiples aspirations. Bénéfique en ce sens, la déchirure dissipe l'illusion d'une unité dans la totalité, entre une clôture et une ouverture, chacun de ces mouvements pouvant être à la fois ou tour à tour rassurants et éprouvants. Qu'on en juge
, Dans le train qui nous mène vers la ville tout le monde parle du froid exceptionnel et de la grève, comme s'il s'agissait d'un seul et même cataclysme, p.47
, On ne l'avait pas prévenu et nous avons vu ses yeux s'effrayer, puis se durcir en nous apercevant comme si nous étions, au pied de son lit, les messagers annonciateurs de sa fin, pp.48-49
, et à droite, inauguré par le subordonnant, un point de vue singulier, parfois manifestement faux (ex. 22), parfois juste (ex. 23) Comme si fonctionne comme un opérateur de la relativité ; il invite à suspendre son jugement De fait, quand tous les maux se coalisent, comme dans le premier exemple, on est tenté de les confondre sous le chef d'une seule et même causalité hostile, qu'on appelle parfois le mal. C'est une erreur, mais une erreur compréhensible, et sans doute bien utile : elle permet justement de prendre? son mal en patience. L'exemple 23 montre comment un acte de piété peut être interprété comme un acte d'agression : cette labilité des signes, Ces deux premiers exemples opposent ce conflit des interprétations, est en quelque sorte dépassé dans la présentation irénique qui en est donnée par la phrase ; car comme si fait entendre la voix de la subjectivité sans la confondre avec le réel
, Au milieu de ses oreillers, maman paraît écrasée comme si des vagues, des marées avaient passé sur elle, p.134
, 25 : « Tout cela est usé, comme si nous n'avions pas vécu ici des heures, mais des années, p.173
, 26 : « Nous n'avons pas vu l'accident, la tante était seule avec lui [son chien] mais c'est comme si nous y avions assisté » (Déchirure, p.147
, 28 : « Il nous parle de ses chevaux morts comme s'ils vivaient encore, p.101
, 29 : « Ils se sont attachés à ces belles bouches à feu [les canons] et les défendent avec patience et acharnement, comme si elles étaient leurs femmes ou leurs filles » (Déchirure, p.140
, certes, la principale renvoie l'hypothèse dans un monde qui n'existe pas ; car, par définition, ma main n'est pas la sienne, les chevaux morts ne vivent plus, et des canons ne sont pas des femmes Comme si nuance cette logique binaire et fait droit à la complexité du réel : la proposition qu'on serait tenté de penser comme irréelle (c'est-à-dire jamais vraie) se révèle douée d'une potentialité non nulle. Il se pourrait bien, en effet, que ma main fût la sienne, parce que dans l'émotion trouble d'une communion presque érotique, les corps des deux frères ne se distinguent plus. Est-ce un hasard si les trois exemples réfèrent tous à des situations empreintes du beau sentiment de l'amour, quel que soit l'objet qui l'inspire ? L'amour ouvre des comme si, c'est-à-dire des brèches, des fragments d'extraterritorialité