La stratégie comme art de (se) (dé-)plier - Archive ouverte HAL Accéder directement au contenu
Chapitre D'ouvrage Année : 2009

La stratégie comme art de (se) (dé-)plier

Résumé

Relativement aux autres disciplines de la gestion , le management stratégique n’a connu que de rares incursions critiques. Quand bien même nombre d’approches contemporaines du champ ouvrent des voies de déstabilisation des conceptions dominantes, les critiques dont elles procèdent visent toujours une plus grande maîtrise des processus stratégiques par les managers, maintenant leur monopole sur la stratégie (Levy, Alvesson & Willmott, 2003). L’orientation est managériale. Le champ du management stratégique ne considère ainsi que rarement les contextes, structures et processus économiques, sociaux et politiques plus larges ayant permis son émergence et sa diffusion dans les pratiques des entreprises. Quelques travaux font néanmoins ici exception : S’appuyant sur les travaux de Gramsci (1971), Levy & Evan (2003) envisagent la pratique stratégique comme un jeu dialectique entre des configurations économiques, sociales et politiques, et les efforts des agents pour les reproduire, les renforcer ou y résister. Dans cette conception, certains acteurs, en jouant de ces forces, sont susceptibles de former une alliance dominante et de contribuer aux phénomènes de domination. La stratégie est ici un ensemble de jeux et mouvements discursifs et matériels, qui viennent asseoir ou contester les forces en présence. Si ces dimensions idéologiques (Shrivastava, 1986), politiques et sociales (Granovetter, 1985) de la stratégie ont déjà été relevées par la littérature, la lecture de Levy & al. (2003) s’empare d’une visée émancipatrice, en suggérant des stratégies concrètes par lesquels des groupes d’acteurs peuvent venir changer le jeu des forces en présence. Cette analyse n’envisage cependant pas le management stratégique en tant que champ et corps de connaissances historiquement constituées. Elle n’interroge donc pas les rôles et places du chercheur en gestion dans la constitution, la diffusion et la transformation des pratiques stratégiques. Ces aspects ont été plus particulièrement travaillés par Knights et ses collaborateurs (Knights, 2002 ; Knights & McCabe, 2003 ; Knights & Morgan, 1991 ; 1995). S’inspirant des travaux de Foucault, ils définissent la stratégie comme une discipline, c’est-à-dire « un ensemble d’idées et de pratiques qui conditionnent notre manière de nous lier à et d’agir sur un phénomène particulier » (Knights et Morgan, 1995 : 253). La stratégie est un savoir qui s’incarne dans des pratiques sociales venant actualiser et reproduire ces discours, et participe ainsi d’un dispositif ‘savoir-pouvoir’. Cette analyse, nous y reviendrons, redonne à l’émergence du management stratégique un caractère d’événement. Elle est également attentive aux effets de ces pratiques sur la subjectivité des acteurs devenus ainsi ‘stratèges’. Mais à par trop privilégier la dimension discursive du management stratégique, Knights et Morgan occultent les tensions, les écarts éventuels entre ces pratiques, et les techniques et les pratiques matérielles qui caractérisent également le champ. D’une manière générale, les lectures critiques proposées envisagent dans un même mouvement les discours, les pratiques concrètes, les techniques, les technologies et les subjectivités des acteurs stratèges, comme si ces différents aspects étaient isomorphes, et constituaient un ensemble homogène. Mais si, en quelque sorte, Dieu est dans le détail des choses (Foucault, 1975 : 164), une lecture critique ne peut occulter les différents niveaux de réalité, rythmes d’évolution, non correspondances et décrochages que les différentes pratiques constitutives de ce qu’on appelle la stratégie, induisent. Elle ne peut en outre considérer isolément ce corps de pratiques tant ces derniers dépendent et se nourrissent des autres pratiques et techniques de gestion. C’est notamment parce qu’il s’est toujours attaché à distinguer, dans leurs spécificités, les différents « régimes » au travers desquels nous entrons en rapport avec la réalité (les choses, les autres et nous-mêmes), que Foucault est susceptible de nourrir une lecture critique de la stratégie. Au travers de ses nombreux travaux, Foucault a étudié la manière dont nous nous sommes constitués en tant que sujet en occident. Parce que ce que nous pensons, disons, faisons, ne doit pas être rabattu à quelque essence du sujet, mais s’est constitué et nous a constitués historiquement. L’attitude critique de Foucault (1984a, 2001 : 1393) cherche ainsi à définir « dans ce qui nous est aujourd’hui donné comme une obligation universelle et nécessaire, la part de ce qui est singulier, contingent et dû à des contraintes arbitraires ». Il s’agit, autrement dit, de dénaturaliser ce qui se donne à nous et constitue par là nos limites, en ce que cette analyse est susceptible de nous aider à travailler notre liberté. Partant, Foucault s’est attaché à analyser des « ensembles pratiques », c’est-à-dire non pas les représentations que les hommes se donnent d’eux-mêmes, ni même les conditions qui les déterminent sans qu’ils le sachent, mais ce qu’ils font et la façon dont ils le font (Foucault (1984a, 2001 : 1395) ; étant entendu que c’est au travers de ces pratiques et les rapports qu’elles tissent entre les hommes et le monde qui les entoure, qu’ils se constituent. Trois grands types d’ensembles pratiques ont retenu l’attention de Foucault : -les pratiques discursives et les techniques de connaissances (de description, de classification, d’observation par exemple) par lesquelles nous cherchons à maîtriser les choses qui nous entourent et constituons un savoir sur celles-ci (Foucault, 1969). -les pratiques d’organisation, de répartition dans l’espace et dans le temps, de surveillance, de punition ou de correction par lesquelles nous cherchons à infléchir la conduite des autres, pratiques qui participent d’un champ de pouvoir (Foucault, 1975 ; 1978). -les pratiques ou techniques de soi par lesquelles nous nous travaillons et nous gouvernons nous-mêmes (Foucault, 1983a ; 1988a). Pour Foucault ces différents ensembles pratiques sont spécifiques : on ne saurait donc confondre les pratiques relevant du savoir avec celles relevant du pouvoir . Ces pratiques ne sont certes pas étrangères les unes aux autres : elles s’influencent, se nourrissent ou se contestent. Mais elles demeurent uniques, trait qui autorise leurs transformations, pour une part autonome, pour une part conjointe. Et c’est à l’intersection de ces pratiques hétérogènes que nous nous constituons : en tant que sujet à connaître et connaissant d’abord (qui parle pour la linguistique, qui vit pour la médecine et la biologie, qui produit pour l’économie) ; sujet exerçant ou subissant des relations de pouvoir ensuite ; sujet moral de ses actions enfin. Ce regard de Foucault, qui est attentif à l’hétérogénéité des pratiques auxquelles nous participons, interroge l’articulation de ces différents ensembles, leurs jonctions/disjonctions éventuelles, question rarement abordée par les travaux en management stratégique . Si, de fait, la question du sujet qui intéresse Foucault peut apparaître quelque peu étrangère aux préoccupations du management stratégique, cette attention aux détails des pratiques et techniques par lesquelles nous cherchons à gouverner le monde, ne peut qu’intéresser le champ. Les notions de gouvernement et de gouvernementalité n’apparaissent certes pas d’emblée dans le travail de Foucault. Elles deviennent centrales à partir de son étude des techniques punitives et disciplinaires (Surveiller et Punir, 1975), au point de faire ensuite l’objet d’investigation spécifique dans ses cours au Collège de France (1978), puis d’un développement théorique particulier au travers du concept de gouvernementalité (Beaulieu, 2004 : 55). Cette notion désigne alors successivement : -un ensemble d’institutions et de processus permettant d’exercer cette forme complexe et spécifique de pouvoir qui a pour cible la population, pour savoir l’économie politique et pour instrument technique essentiel les dispositifs de sécurité (Foucault, 1978, 2001 : 655). -la rencontre ou le rapport particulier entre les techniques ou pratiques de soi par lesquelles nous nous travaillons nous-mêmes, et les techniques de pouvoir utilisées par/sur les autres (Foucault, 1988a, 2001 : 1604) Ce sont donc cet intérêt porté aux phénomènes de gouvernement, et cette attention aux détails et à la diversité des pratiques, qui font du travail de Foucault une source stimulante de questionnements et d’angles d’analyse pour le management stratégique. Le management stratégique sera ici envisagé comme un champ de savoir (Partie 1), participant d’un champ de pouvoir plus large (Partie 2) et induisant un rapport à soi (ou pratique de soi) particulier (Partie 3). Ceci nous amène à souligner l’hétérogénéité des pratiques stratégiques en tant que techniques de gouvernement des choses, des autres et de soi et à rechercher ce qui peut empêcher l’éclatement de l’ensemble qu’ils constituent. Poursuivant l’analyse de Lilley (2001) et de Knights et Morgan (1991 ; 1995), nous montrons que l’intentionnalité du sujet pourrait bien être un principe gouvernant, par delà leur spécificités, les pratiques stratégiques. Le management stratégique se donne comme l’art ou la science de gouverner une organisation, en vue de mettre en œuvre des intentions, ce qui suppose d’infléchir, au moins en partie, la conduite de ses membres . Il se présente donc comme exercice d’une volonté et capacité à plier ou faire plier l’action des autres. L’analyse souligne que le management stratégique est également indissociable d’un ensemble de pratiques au travers desquelles le praticien stratège révèle ses intentions et pilote leurs réalisations. En ce sens, le management stratégique s’apparente à une technique de contrôle par laquelle le stratège est amené à se ‘dé-plier’ (Deleuze, 1986 : 110): dévoiler ses intentions, dire ce qui est caché, ‘objectiver’ sa subjectivité.
Fichier non déposé

Dates et versions

hal-01495039 , version 1 (24-03-2017)

Identifiants

  • HAL Id : hal-01495039 , version 1

Citer

Florence Allard-Poesi. La stratégie comme art de (se) (dé-)plier. D. Golsorkhi, I. Huault, B. Leca Les études critiques en management, une perspective française, ESKA, pp.163-184, 2009. ⟨hal-01495039⟩
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