Emotion, sélection et expertise patrimoniale. La conservation de l’ordinaire au musée
Résumé
Depuis les années 1980 et la mise en place d’une politique du patrimoine ethnologique, le champ patrimonial s’est considérablement élargi aux objets les plus divers. Aux côtés d’un patrimoine savant et élitiste, telle que l’archéologie, l’histoire événementielle et glorieuse, les arts ou encore l’histoire naturelle en avait posé les fondements, s’est dessiné l’ambition de porter témoignage d’une histoire qui prenne également en compte les contextes sociaux des plus humbles. La multiplication des musées des Arts et Traditions Populaires, des éco-musées et la naissance des collections dédiées aux arts bruts ont contribué à la requalification de l’ordinaire. L'intrusion du populaire au musée a d’autant plus fait bougé les lignes du projet muséal que les échelles de temps auxquelles le musée renvoie habituellement se sont également considérablement resserrées à cette même période : du sauvetage des objets témoins d’un temps révolus et menacés de disparition, le musée en est venu à enregistrer les traces « significatives du présent » (Chevallier 2008).
Le travail des conservateurs consiste par conséquent moins au repérage de traces devenues rares car elles ont dû résister à l’usure du temps, qu’à choisir, parmi un ensemble d’objets quasi infini, celles dignes de faire patrimoine demain bien que leur fonction première ne les y prédispose pas. Les conservateurs de musées sont ainsi confrontés à la redéfinition d’une patrimonialité qui implique le passage d’une posture de sauvegarde des restes à celle de l’élection patrimoniale. Mais comment sélectionner l’ordinaire digne de faire patrimoine au sein d’une production de traces infinie ? C’est à la mutation du regard imposée aux professionnels de la conservation que cet article porte attention. À partir d’une enquête menée auprès de conservateurs du patrimoine mais aussi d’autodidactes mobilisés par l’élargissement du champ patrimonial dans des territoires jusque-là tenus à l’écart des institutions de la culture, je présenterai le processus par lequel l’ordinaire reconfigure l’action patrimoniale. L'auteur analyse comment les émotions éprouvées lors de la découverte d’un objet interviennent comme des épiphanies révélatrice d'une patrimonialité.