Brouillage des catégories et mélange des genres : les personnages féminins du théâtre anglais de la Renaissance
Résumé
Contrairement au théâtre classique français qui insiste sur la distinction des genres, le théâtre anglais de la Renaissance brouille les pistes. Le mélange est la notion qui préside à ces pièces où cohabitent rois et bouffons, comédie et tragédie, épouses et prostituées. Ce théâtre nous invite également à nous garder de la généralisation hâtive selon laquelle il y aurait une corrélation entre genre sexuel et genre dramatique. Selon cette conception, les pièces historiques et les tragédies seraient le domaine du masculin et de la noblesse et la comédie, du féminin et du populaire. Or, comme l’explique A. P. Rossiter dans Angel with Horns, il existe un empirisme typiquement anglais qui reconnaît la coexistence et la juxtaposition des contraires, sans se soumettre aux pressions philosophiques ou morales pour supprimer un pôle en faveur de l’autre. Le théâtre jacobéen pousse cette ambivalence à l’extrême, puisque les œuvres tragiques de la période sont remarquables par leur violence mêlée d’éléments de comédie et même de farce, alors que la comédie est marquée par son agressivité, voire sa sauvagerie et l’harmonie finale est déchirée par la discorde.
Nous étudions ici en quoi le mélange des genres spécifique au théâtre anglais est lié de manière particulièrement ténue à l’ambiguïté des rôles sexuels féminins, en particulier dans les pièces jacobéennes. En partant du personnage de la prostituée, essentiellement comique, nous observerons que la surface lisse, polie de ce stéréotype dissimule une rugosité de concepts et de notions contradictoires dont la portée s’applique aux personnages féminins dans leur ensemble. Ainsi, les rôles se brouillent et les genres s’interpénètrent : prostituée et épouse s’intervertissent, prostituée et vierge également, rendant ainsi d’autant plus flagrante la porosité des genres littéraires. La femme de cour de la tragédie jacobéenne se dote des attributs les plus sombres de la prostituée populaire comique tandis que la prostituée des bas-fonds des comédies urbaines s’accapare certaines des caractéristiques de la chaste épouse de la bonne société. Brouillage des catégories de personnages féminins (et également des catégories sociales) et mélange des genres semblent ainsi liés de manière indissoluble dans le théâtre anglais de la Renaissance.