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Ouvrages Année : 2014

Atlas des mafias

Résumé

Les trafics illicites à grande échelle ne datent pas du xxie siècle. Deux cents ans plus tôt déjà, les triades de Hong Kong contrôlaient l’achemine- ment de l’opium indien en Chine et la traite de travailleurs migrants en direction des États-Unis ou de l’Australie. Pendant l’entre-deux-guerres, la pègre japonaise se livrait à la contrebande de matières premières en provenance d’Asie et les bootleggers (trafiquants d’al- cool) américains installaient leurs distilleries au Mexique ou au Canada pour contourner la législation prohibition- niste. Parallèlement, Albert Londres, célèbre journaliste, publiait en 1927 son enquête sur les filières de prostitution qui conduisaient de jeunes Françaises de Marseille à Buenos Aires, en passant par Bilbao et Montevideo. Si l’histoire des trafics révèle davantage les continuités que les ruptures dans les pratiques des organisations criminelles, les transformations du monde contemporain ont favorisé l’apparition de nouveaux acteurs et donné aux trafics une dimension inédite. La mondialisation, en entraînant un décloisonnement du monde, a facilité la mise en relation des marchés et des acteurs criminels. L’ouverture des fron- tières est allée de pair avec une croissance sans précédent des mouvements migratoires qui ont abouti à la formation de diasporas. Les trafiquants tirent également profit de la multiplication des échanges qui, par exemple, rend difficile le repérage des cargaisons de drogue ou de produits contre- faits cachées dans le fret légal. La déréglementation des transactions financières conjuguée à une diminution des contrôles publics a, quant à elle, facilité le recyclage des bénéfices des trafics et provoqué une interpénétration croissante des économies légales et illégales. Les experts s’accordent néanmoins à penser que le blanchiment d’argent par le crime organisé ne représente qu’une part réduite des activités financières internationales irrégulières, com- paré aux détournements de fonds publics par des chefs d’État corrompus ou aux opérations d’optimisation et d’évasion fiscales de grandes sociétés. La criminalité organisée est aujourd’hui enchâssée dans la mondialisation : elle n’en est ni la face cachée ni une excroissance, mais une composante à part entière. C’est à partir de cette nouvelle donne que la question de la criminalité organisée a été repensée et qu’a été forgé le concept de criminalité transnationale organisée. En matière de sécurité, les experts (conseillers des gouver- nants, analystes, chercheurs) ne cessent de formuler de nouveaux enjeux, qui nous renseignent davantage sur la manière dont ils se représentent le monde à un moment donné que sur le niveau réel des menaces. Ces experts sont en quelque sorte des filtres (déformants) au travers des- quels une situation est analysée, puis traitée sous la forme d’une politique. Le concept de criminalité transnationale organisée apparaît au moment où s’éteint la menace com- muniste et où se redéfinissent les équilibres géopolitiques. Pendant toute la décennie 1990, et jusqu’à ce que sur- viennent les attentats du 11 septembre 2001, la criminalité transnationale organisée incarne le principal danger. Une menace chassant l’autre, le terrorisme islamique devient alors la priorité des dirigeants, certains cherchant même à établir des connexions entre ces deux phénomènes criminels. Si la lutte contre la mafia ne figure plus en tête de l’agenda international, les activités criminelles transna- tionales n’en demeurent pas moins un sujet de préoccu- pation. En témoigne l’inquiétude manifestée par la communauté internationale à l’égard du trafic de drogue, de la traite des êtres humains ou de l’importance croissante de la contrefaçon. Simultanément, la lutte contre la cri- minalité organisée prend une dimension mondiale, notamment avec l’adoption, le 15 décembre 2000, de la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée. La mafia, entre mythes et réalités Le concept de criminalité transnationale organisée voit dans les organisations criminelles une force de subversion et de déstabilisation de l’ordre mondial. De nouvelles mythologies apparaissent, réactualisant le mythe de la pieuvre. Certains auteurs (journalistes, chercheurs, conseillers) vont jusqu’à évoquer des rencontres – sorte de G8 du crime organisé – lors desquelles les principales organisations se partageraient le monde et les marchés criminels. Cette approche va de pair avec un discours sur l’affaiblissement supposé des États dans la mondialisation, qui auraient perdu le contrôle de l’économie et, plus largement, leur capacité de régulation. Quatre critiques majeures peuvent être opposées à cette thèse. Tout d’abord, les acteurs de la criminalité transna- tionale organisée ne forment pas une catégorie homogène. Chacun d’entre eux s’inscrit dans une histoire singulière et dans un contexte sociopolitique unique, évolue dans des espaces différents et s’organise selon des logiques qui lui sont propres. Les enquêtes de terrain montrent également que le degré d’organisation et la dimension des groupes criminels sont souvent surévalués : ce ne sont pas des firmes multinationales, possédant des filiales aux quatre coins du monde grâce auxquelles elles gèrent leurs trafics et orga- nisent leur expansion. De plus, les réseaux criminels à l’échelle mondiale ne sont pas aussi structurés que les défenseurs de cette théorie le prétendent. Les études des trafics de stupéfiants, de la contrebande de cigarettes ou de l’immigration clandestine mettent à jour une coopération de multiples opérateurs (tous n’appartenant pas au monde criminel) qui se dissout bien souvent une fois la transaction accomplie. La collaboration des groupes criminels à l’échelle mondiale s’apparente davantage à une coopération ponctuelle qui n’a rien d’automatique ni de permanent. Enfin, si les mafias sont parties prenantes de trafics à grande échelle, elles ne sont pas aussi mondialisées qu’on l’imagine mais restent profondément ancrées dans leur société et leur territoire d’origine, comme en témoignent le profil de leurs activités et les réseaux au sein desquels elles évoluent. Démarche et objectifs Cet atlas propose d’abord une réflexion sur les conditions historiques, socio-économiques et politiques à l’origine de la formation et de la structuration des principales organi- sations criminelles. La criminalité mafieuse ne constitue pas un monde à part, isolé, qui évolue en marge de la société, se bornant à lui fournir biens et services prohibés qu’elle consomme. La complicité dont peut faire preuve le personnel politique et administratif joue un rôle essentiel dans la formation des marchés criminels et le montage des trafics. C’est pourquoi une attention toute particulière doit être accordée aux circonstances dans lesquelles les acteurs de la criminalité organisée, les membres des institutions et le monde économique entrent en affaires. Ce qui distingue la criminalité mafieuse des autres formes de criminalité organisée réside sans doute dans cette capacité à brouiller les frontières entre ce qui est licite et ce qui ne l’est pas. Après ce tour du monde des différentes mafias, l’atlas explore la manière dont les trafics s’organisent et les espaces qu’ils dessinent. Cette double perspective révèle le caractère profondément territorialisé de la criminalité mafieuse, du fait des liens noués avec les appareils publics, de son emprise sur les sociétés et de son implication dans les trafics. Mais tout en étant un phénomène local, les mafias participent d’un imaginaire mondial. La criminalité mafieuse à la lumière des cartes L’une des premières cartes représentant la mafia en Sicile fut réalisée au début du xxe siècle. Son auteur, le policier et sociologue Antonino Cutrera, tentait alors de corréler la présence mafieuse avec la productivité des terres agri- coles. Évaluer l’emprise territoriale de la mafia, la mettre en cartes pour témoigner, rendre compte et expliquer : tel était le sens d’un document qui resta longtemps unique en son genre. Au début du xxie siècle, les cartes apparaissent plus que jamais comme un outil particulièrement précieux pour interroger la nature du pouvoir des organisations crimi- nelles. Elles en révèlent, au sens en usage pour la photo- graphie, plusieurs caractéristiques. • Un ancrage territorial. Le déploiement des activités légales et criminelles à l’échelle internationale n’a pas remis en question cette donnée de base du système du pouvoir mafieux. Deux types d’activités récurrentes fondent ce rapport contraignant au territoire : les acti- vités de protection et la pratique de l’extorsion. • Une implantation privilégiée dans des lieux où se présentent des opportunités économiques (villes, métro- poles portuaires, campagnes vouées à l’agriculture inten- sive), que celles-ci soient légales ou illégales, et dans les centres de pouvoir. • L’internationalisation des activités criminelles. Ce processus qui accompagne la mondialisation prend plusieurs formes : l’installation des membres d’un groupe criminel dans plusieurs pays en réponse à des épisodes répressifs ou par une stratégie délibérée d’expatriation ; la participation à des trafics criminels associant plusieurs régions de la planète, qu’il s’agisse du trafic de drogue, de la contrebande de cigarettes, de la contrefaçon ou de la prostitution; l’insertion dans des réseaux financiers permettant le blanchiment de l’argent sale et l’investis- sement de bénéfices acquis légalement ou illégalement dans des paradis fiscaux. • L’existence de lieux immatériels, vecteurs de représentations : la littérature, le cinéma, la musique, véhiculant autant de discours et de représentations constitutifs d’un imaginaire collectif qui brouille parfois la perception du phénomène mafieux. Utiles, les cartes ne doivent pas abuser, laissant supposer qu’elles donnent à lire l’envers du miroir. À la manière d’instantanés, elles représentent de façon figée des proces- sus évolutifs. L’examen des situations locales met en évidence la néces- sité de prendre en compte les contextes nationaux pour comprendre le développement des mafias, chacune d’elles s’inscrivant dans des configurations historiques singulières. La criminalité mafieuse tend à prospérer lorsque les struc- tures nationales se construisent ou se reconstruisent, de manière conjoncturelle. Ces périodes de rupture ou de bifurcation dans l’histoire des États-nations donnent la possibilité à des corps intermédiaires non institutionnels de se faire une place dans l’espace social et d’acquérir une légitimité, en s’imposant comme relais des pouvoirs en place. Ce sont également des périodes au cours desquelles les gouvernements centraux sont fragiles, sinon faibles. La capacité à durer, caractéristique des mafias, tient quant à elle autant à leurs facultés d’adaptation aux changements (politiques, sociaux, économiques) qu’à la persistance de certaines conditions qui ont favorisé leur émergence.
Fichier non déposé

Dates et versions

hal-01117781 , version 1 (17-02-2015)

Identifiants

  • HAL Id : hal-01117781 , version 1

Citer

Fabrizio Maccaglia, Marie-Anne Matard-Bonucci. Atlas des mafias : Acteurs, trafics et marchés criminels dans le monde. Editions Autrement, 2014. ⟨hal-01117781⟩
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