Une économie scandaleuse : Michel Deguy, Gérard Genette et la question de l'"être"
Résumé
This article, originally a symposium talk, develops the remarks brought together under the title "Poétique des poètes et poétique des poéticiens" in Critique (1946-1996). Une encyclopédie de l'esprit moderne. It deals with a debate which from October 1969 to April 1971 opposed Gérard Genette and Michel Deguy. Begun in Critique, this debate continued in Communications, and ended in two successive issues of Cahiers du chemin. Initially placed under the sign of the metaphor, it opposed structural poetics and Heideggerian inspired hermeneutics. The question of "being", which is central to philosophy in its continental version, is at the heart of this polemic. The article is composed of three parts, which follow the chronological progression of the polemic. "Vers une théorie de la figure généralisée" by Michel Deguy was published in Critique upon the occasion of the reprinting of Figures du discours by Pierre Fontanier, presented by Gérard Genette. Deguy argues "against Fontanier and the teaching of rhetoric", to prepare "with the poetic experience as starting point" a "generalized theory of the figure of speech". In this theory, the metaphor is no longer a figure of speech among others, it is the figure among figures, which subsumes all others. In "La rhétorique restreinte", Genette argues against this, which he considers excessive. Rhetoric-figures of speech-metaphor : under the guise of generalization, Deguy claims he is only taking the discipline's historical course to its logical conclusion. Here Deguy and Genette incarnate two readings of rhetoric and within this, Fontanian rhetoric. Deguy's reading is philosophical. Genette's is historical or begins as a historical reading (the article shows that the historical reading is more philosophical than the philosophical reading itself when it criticizes the use that Deguy makes of deconstruction). In Les Cahiers du chemin, the debate first takes a more personal turn ("Réponse à Gérard Genette", ""Question" à Michel Deguy", which is followed by a response in letter form from Deguy to Genette). Upon Deguy's initiative, the stakes move from the metaphor to the need to question "being" in the poetic and in poetry : "If we are too spare with "being", this extra word that allows us to speak in the West, this word without "thing", this non-thing, then we are only left with technical problems posed by scattering and convention". What he calls poetics is in fact an explicit ontology, for which the poem is not an object, but a modality of "being" in language. On the other hand, "being" is declared as being beyond reach of poetics according to Genette who registered the changes that took place in the middle of the sixties in the postulates, methods and goals of literary research: "Here poetics plead guilty. Without having scientific pretensions, it shares with physics and biology this scandalous economy and even demands it". Genette's reaction sums up what separates him from Deguy in the field of epistemology, even the deontology of literary research Prepared "from the starting point of political experience", the "theory of the generalized figure of speech" returns to nourish Deguy's poetry: this is what the beginning of the third part shows and which also appears in a poem cited in annex. On his side, Genette writes Mimologiques, a book that can appear like the last document added to the dossier of this debate with Deguy. Genette's epistemological position in this book is in accordance with all the points with which he defended himself against Deguy. The quarrel, which I point out has no winner or loser, is not only concerned with a question of method: it proceeds from a disagreement over the very status of literature and in particular, poetry, and whether one sees it as an act of language requiring scientific study or whether it is a place of ontological questioning.
Cet article, issu d'une communication de colloque, développe les remarques rassemblées sous le titre "Poétique des poètes et poétique des poéticiens" dans Critique (1946-1996). Une encyclopédie de l'esprit moderne. Il est consacré au débat qui, d'octobre 1969 à avril 1971, a opposé Gérard Genette et Michel Deguy. Amorcé dans Critique, ce débat s'est poursuivi dans Communications, pour s'achever dans deux livraisons successives des Cahiers du chemin. Initialement placé sous le signe de la métaphore, il oppose la poétique structurale à l'herméneutique d'inspiration heideggérienne. La question de l'"être", autant dire de la philosophie dans sa version continentale, est au cœur de la polémique. L'article est composé de trois parties, qui suivent la progression chronologique de la polémique. "Vers une théorie de la figure généralisée" de Michel Deguy est publié dans Critique à l'occasion de la réédition des Figures du discours de Pierre Fontanier, présentée par Gérard Genette. Il s'agit, "contre Fontanier et l'enseignement de la rhétorique", de préparer "à partir de l'expérience poétique" une "théorie généralisée de la figure". Dans cette théorie, la métaphore n'est plus une figure parmi d'autres, elle est la figure des figures, qui subsume toutes les autres. Dans "La rhétorique restreinte", Genette s'élève contre ce qu'il considère comme un abus. Rhétorique-figures-métaphore : sous couvert de généralisation, Deguy ne fait, selon lui, qu'achever le parcours historique de la discipline. Deguy et Genette incarnent ici deux lectures de l'œuvre de la rhétorique et, au sein de celle-ci, de la rhétorique fontanienne : lecture philosophique chez Deguy ; lecture historique, ou qui commence comme une lecture historique, chez Genette (l'article montre que la lecture historique se révèle plus philosophique que la lecture philosophique elle-même lorsqu'elle critique l'usage que Deguy fait du geste de la déconstruction). Dans Les Cahiers du chemin, le débat prend d'abord une tournure plus personnelle ("Réponse à Gérard Genette", ""Question" à Michel Deguy", elle-même suivie d'une réponse en forme de lettre de Deguy à Genette). À l'initiative de Deguy, l'enjeu se déplace de la métaphore au besoin de questionner l'"être" dans la poétique et dans la poésie : "Si l'on fait l'économie de l'"être", ce mot de trop qui permet de parler en Occident, le mot sans chose, la non-chose, alors il ne reste que les problèmes techniques que posent l'éparpillement et la convention". Ce qu'il appelle poétique est en fait une ontologie explicite, pour laquelle le poème n'est pas un objet, mais une modalité de l'"être" dans le langage. En retour, l'"être" est déclaré hors d'atteinte de la poétique telle que l'entend Genette, qui enregistre les changements survenus depuis le milieu des années 60 dans les postulats, les méthodes et les buts de la recherche en littérature : "Ici la poétique plaide coupable. Sans en avoir les prétentions scientifiques, elle partage avec la physique, ou la biologie, cette économie scandaleuse, et même elle la revendique". La réaction de Genette résume tout ce qui le sépare de Deguy dans le domaine de l'épistémologie, voire de la déontologie de la recherche littéraire. Préparée "à partir de l'expérience poétique", la "théorie de la figure généralisée" revient nourrir la poésie de Deguy : c'est ce que montre le début de la troisième partie et qui apparaît aussi dans un poème cité en annexe. De son côté, Genette s'engage dans l'entreprise de Mimologiques, un livre qui peut apparaître comme la dernière pièce à verser au dossier de la polémique avec Deguy. La position épistémologique de Genette dans ce livre s'accorde en effet en tous points avec celle qu'il défend devant Deguy. La querelle, dont je souligne en conclusion qu'elle n'a ni vainqueur ni vaincu, ne porte pas seulement sur une question de méthode : elle procède d'un différend sur le statut même de la littérature et en particulier de la poésie, selon qu'on l'envisage comme un acte de langage justiciable d'une étude scientifique ou comme le lieu d'un questionnement ontologique.
Domaines
Littératures
Origine : Fichiers produits par l'(les) auteur(s)
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